jeudi 10 novembre 2022

Langue et émotion : de Léopold Sedar Senghor à Ngugi wa Thiong’o

Victor Ginsburgh

Senghor (1906-2001) était un poète sénégalais et président de son pays de 1960 à 1980. Il est, avec Aimé Césaire et Léon-Contran Damas à l’origine du mot « négritude » et de sa signification. Pour Senghor, « la négritude est un fait, une culture. C'est l’ensemble des valeurs économiques, politiques, intellectuelles, morales, artistiques et sociales des peuples d’Afrique et des minorités noires d’Amérique, d’Asie, dEurope et dOcéanie » (1). Voici ce qu’il écrit : 

« Que représente pour moi, écrivain noir, l’usage du français ? La question mérite d’autant plus réponse qu’on s’adresse ici, au Poète et que j’ai défini les langues négro-africaines de ‘langues poétiques ?’ En répondant, je reprendrai l’argument de fait. Je pense en français : je m’exprime mieux en français que dans ma langue maternelle (2). Le français, ce sont de grandes orgues qui se prêtent à tous les timbres, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l’orage. Il est, tour à tour ou en même temps, flûte, hautbois, trompette, tamtam et même canon.  Et puis le français nous a fait don de ses mots abstraits—si rares dans nos langues maternelles—, où les larmes se font pierres précieuses. Chez nous, les mots sont naturellement nimbés d’un halo de sève et de sang ; les mots du français rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit » (3).

 

Il deviendra Prince des poètes en 1978 et sera élu à l’Académie française en 1983 ; il est le premier africain à y siéger.

 

De l’autre « côté » de l’Afrique, en 1938, au Kenya, naît Ngugi wa Thiong’o. Son premier roman, Enfant ne pleure pas, est publié en anglais en 1962. Le Kenya devient indépendant en 1963. En 1977, Ngugi arrête d’écrire en anglais, et passe à ses langues natales, le Gikuyu et le Kiswahili. Il est emprisonné sans procès en 1977 par le régime autoritaire de Jomo Kenyatta.  

 

Son ouvrage Decolonising the Mind : The Politics of Language in African Literature (4)écrit en 1981 en Kiswahili et publié en anglais en 1986, commence par la dédicace suivante : « Cet ouvrage est dédié à tous ceux qui écrivent dans une langue africaine et à ceux qui, au fil des années, ont maintenu la dignité de la littérature, culture, philosophie, et autres trésors que l’on peut trouver dans les langues africaines ». Il s’en est expliqué comme l’a fait Senghor, mais comme je l’ai écrit plus haut, « de l’autre côté de l’Afrique » :

 

« L’arme la plus meurtrière de l’impérialisme est la bombe culturelle. Elle a pour effet d’annihiler la croyance des peuples [africains] dans leurs noms, leurs langues, leurs environnements, leur unité, leurs capacités, et enfin, eux-mêmes. Ils voient leur passé comme un désert et un non-achèvement dont ils veulent se débarrasser. Cela les fait s’identifier avec ce qui est le plus loin d’eux, par exemple avec des langues d’autres populations que la leur.

 

« Le choix de la langue et son usage est central à la définition d’un peuple par rapport à l’univers. Dès lors, la langue a toujours été au cœur de deux forces sociales qui s’opposent dans l’Afrique du 20ème siècle.    

 

« En 1884, Berlin a divisé l’Afrique entre les langues des pouvoirs européens. Les pays africains, qu’ils soient des colonies ou des néo-colonies ont accepté les langues européennes : Anglais, Français ou Portugais. Les écrivains de ces pays se sont définis en fonction de ces langues. Même s’ils étaient radicaux dans leurs sentiments et leurs problèmes, ils ont cru à l’axiome que la renaissance des cultures africaines se construisait sur les langues européennes.

 

« La langue est un support de la culture et la culture, un support du patrimoine qui se transmet de bouche à oreille (orature), ou par l’écrit. La langue est dès lors inséparable de nous-mêmes en tant que communauté d’êtres humains, notre forme et caractère spécifique, notre histoire spécifique, et notre relation spécifique avec le reste du monde ».  

 

Léopold Senghor 
Ngugi wa Thiong'o


Je suis né en Afrique de l’est, au Rwanda, pas loin de Ngugi wa Thiong’o. Mes premières langues d’enfant étaient l’Allemand et le Kiswahili. Je pensais avoir complètement perdu la deuxième, mais elle m’est très vite revenue lors d’une visite, hélas trop brève, au Kenya en 1990. Ne me demandez pas pour qui, de Léopold Senghor ou de Ngugi wa Thiong’o, vont mes pensées profondes.



(1). https://fr.wikipedia.org/wiki/Négritude

(2). L. Senghor (1962), Le français, langue de culture, Esprit, pp. 837-844

(3). L. Senghor (1956), Ethiopiques (1956).

(4). Publié en anglais chez James Curry Ltd, London.

6 commentaires:

  1. Bravo, Victor ! quels beaux esprits et quels talents, ces deux Africains ! Et aussi toi, qui saisis ce qu'ils incarnent !

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  2. J’ai vécu au Sénégal, durant la présidence de Senghor. C’était certainement un homme remarquable, mais qu’on ne pouvait considérer qu’avec ambivalence. Les Sénégalais aussi l’admiraient, mais ils s’en moquaient volontiers. Quand il s’adressait au peuple, on voyait qu’il parlait le wolof comme un étranger. J’avais appris à comprendre le wolof, pas à le parler. Langue subtile, complexe (on conjugue les pronoms…). Poétique, sans aucun doute. Il était difficile de l’apprendre parce presque tout le monde vous parlait français, bien ou mal. Dans ce pays où la ségrégation géographique n’existait pas, l’acculturation en français avait été le principal ressort du colonialisme. Les dégâts psychologiques se marquaient par l’existence d’une catégorie de malades mentaux particulièrement difficiles à traiter qui, étant noirs, se pensaient blancs. J’ai ainsi connu « le fils de Jean Gabin », et le « Président de la République française », qui faisait des « crises afro-asiatiques ». Bravo à Victor pour ce blog pénétrant.

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  3. La difficulté du sujet et sa subtilité sont admirablement bien posés. Faire réfléchir sur un sujet auquel on n'a jamais vraiment pensé est toujours...bon à prendre.
    Merci Victor

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  4. Patrick Lavand'Homme6 décembre 2022 à 20:20

    Merci Victor, toujours un plaisir de lire tes petits billets si bien fait. Sujet pas facile sur lequel je m'accroche de temps à autre avec une de mes filles. Pas facile de grandir dans un monde qui pousse à la radicalité et non pas au nuancement.

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