La première ministre sortante Pauline Marois a affirmé hier que l'article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés - la clause dérogatoire - pourrait être évoqué de façon préventive dans le projet de Charte de la laïcité. Cette nouvelle position n'est pas passée inaperçue dans le milieu juridique, où certains s'étonnent de cette annonce alors que d'autres voient l'idée d'un bon oeil. La Presse a consulté cinq experts en droit constitutionnel. Voici leurs points de vue sur cet enjeu controversé.

Patrick Taillon (professeur à la faculté de droit de l'Université Laval)

Patrick Taillon n'est pas tendre envers la Cour suprême. «L'interprétation qui a été faite de la liberté de religion est excessive. Si la Charte est contestée, la Cour ferait face à un choix. Soit elle radicalise sa position déjà très orthodoxe, soit elle corrige le tir et adopte une jurisprudence plus modérée», analyse l'expert. La Cour pourrait revoir ses positions, selon lui. Sinon, le fait d'invoquer la clause dérogatoire n'aurait pas de grandes conséquences. «On l'a vu avec le débat sur la langue. Le gouvernement libéral de Robert Bourassa, à la fin des années 80, n'a pas eu à payer un prix politique», rappelle-t-il. M. Taillon croit aussi que le fait d'inclure immédiatement la clause dérogatoire dans le projet de Charte donnerait une période tampon pour calmer les esprits. «Comme plusieurs étaient contre la loi 101 lors de son adoption, cinq ans plus tard, certains ont compris ses aspects positifs», relève-t-il.

Stéphane Beaulac (professeur à la faculté de droit de l'Université de Montréal)

Pour Stéphane Beaulac, il y a un quasi-consensus au sein du milieu juridique pour affirmer que le projet de Charte de la laïcité viole des libertés fondamentales. Ainsi, s'il est adopté puis contesté devant les tribunaux, le gouvernement serait forcé de satisfaire à l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés pour en prouver la constitutionnalité. C'est ce qu'on appelle le test d'Oakes. «Il faut déterminer si la restriction est justifiée dans une société libre et démocratique. Pour le démontrer, il faut un objectif réel et pressant. Ça ne se démontre pas avec la pensée magique du ministre [Bernard] Drainville», dit-il. Si le gouvernement échoue au test, il peut toujours utiliser la clause dérogatoire. «C'est devenu le cri de guerre pour défendre le caractère distinct du Québec. Elle est instrumentalisée dans un débat politique chaud», déplore M. Beaulac, qui rappelle qu'aucune formation politique au Québec ne l'a appliquée de façon préventive comme l'a suggéré hier la première ministre sortante Pauline Marois.

Sébastien Grammond (professeur à la faculté de droit de l'Université d'Ottawa)

Sébastien Grammond se dit convaincu, mais pas en faveur du projet de Charte de la laïcité. «Je suis convaincu qu'il s'agit d'une atteinte à la liberté de religion, à moins de dire que ce n'est pas religieux, mais culturel. Le cas échéant, on ne peut plus vouloir interdire les signes religieux ostentatoires. C'est un serpent qui se mord la queue», avance l'expert. Selon lui, devant la Cour suprême, le gouvernement a peu de chances de satisfaire aux exigences du test d'Oak. Ainsi, la clause dérogatoire devrait être évoquée. «Mais ce n'est pas quelque chose que l'on doit faire à la légère. Sur le plan moral, c'est une décision grave. [...] Les droits et libertés ont pour fonction de protéger les minorités contre la majorité. Si votre seul argument est que la Charte représente la volonté de la majorité, vous sapez le fondement de nos droits. C'est légal, mais est-ce souhaitable?», questionne M. Grammond.

Henri Brun (professeur émérite à la faculté de droit de l'Université Laval)

Depuis sa première prise de position publique, l'opinion d'Henri Brun sur le projet de Charte de la laïcité n'a pas changé. «C'est conforme à la Charte canadienne des droits et libertés, mais aussi à son pendant québécois. Et je dis ça sur tous les aspects, y compris l'interdiction du port de signes religieux ostentatoires dans la fonction publique», soutient le constitutionnaliste réputé. Ainsi, il ne croit pas qu'il soit juridiquement nécessaire d'appliquer une clause dérogatoire préventive. Politiquement, toutefois, c'est une autre paire de manches. «Ça pourrait permettre de mettre fin au débat pour un certain temps», dit-il, rappelant que la clause dérogatoire doit être renouvelée par le Parlement qui l'applique tous les cinq ans.

Maxime St-Hilaire (professeur à la faculté de droit de l'Université de Sherbrooke)

Maxime St-Hilaire dresse le portrait des différents scénarios ouverts au gouvernement. S'il doute que son projet de Charte de la laïcité soit constitutionnel, il peut demander un avis à la Cour d'appel, dit-il. Sinon, le gouvernement peut adopter sa Charte et attendre de voir si elle sera contestée. Troisièmement, comme l'a suggéré hier la première ministre sortante Pauline Marois, le législateur peut dès son adoption y inclure la clause dérogatoire. «Mais c'est un geste relativement grave, car on suspend les droits et libertés reconnus par la Charte canadienne, mais aussi par la Charte québécoise», dit M. St-Hilaire. Lorsqu'on suspend les droits fondamentaux, précise-t-il, le droit international estime qu'il faut qu'il y ait urgence d'agir. «Sauf à croire Janette Bertrand qui dit que bientôt on ne pourra plus se baigner ou Bernard Drainville qui parle d'islamisation de Montréal, l'urgence reste à être démontrée. Sinon, c'est un geste inadmissible», affirme-t-il.