International

Éthiopie, deux ans de guerre

Sociologue

Au moment où le gouvernement éthiopien et les rebelles du Tigray annoncent ce jeudi une « cessation des hostilités», retour sur deux ans d’une guerre largement passée sous silence alors même que de nombreux experts et ONG mettent en garde contre un anéantissement programmé des adversaires politiques du Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, lauréat en 2019 du Prix Nobel de la Paix.

Le 17 août 2022, le président de l’Organisation mondiale de la santé, le Dr Tedros Adhanom, visiblement ému, s’interrogeait en public sur les raisons du manque d’attention porté à la guerre dans sa région d’origine en Éthiopie, le Tigray. Résigné, il se demandait si la couleur de peau des belligérants et des victimes n’expliquait pas la différence de traitement médiatique international entre ce conflit et celui qui ravage l’Ukraine. Aux chercheurs travaillant en Éthiopie, on rétorque souvent une autre raison, loin des accusations de racisme : « Trop compliqué. »

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En effet, la guerre civile éthiopienne, à l’instar des conflits yéménite ou libyen, semble bien complexe et lointaine pour les rédactions occidentales qui ne recourent qu’aux termes exotisants de l’ethnicité. De loin, l’équation est la suivante : des « rebelles » tigréens se battant contre une alliance qui unit le gouvernement, à la tête du pays qu’ils dirigeaient eux-mêmes il y a peu, les nationalistes Amhara qui disent représenter l’Éthiopie, et des troupes érythréennes envoyées par un homme qui a participé aux trente ans de guerre pour obtenir l’indépendance de son pays de ladite Éthiopie. Trop compliqué, donc.

Pourtant, la guerre au Tigray n’est pas moins compréhensible que les autres conflits armés qui se frayent un chemin plus large dans les gros titres français ou européens. Elle condense même des dynamiques politiques rencontrées si souvent aux XXe et XXIe siècles dans ces contrées. Le politiste Jean-François Bayart les a résumées sous la forme d’une triangulation souvent productrice de violence : émergence du fait national sur les ruines d’un empire, intégration des marchés à l’échelle internationale et normalisation du référent identitaire comme mode d’inscription des sujets dans le monde[1].

Dans ce cadre général se jouent des luttes idéologiques et stratégiques entre des segments des élites qui se connaissent souvent très bien, pour assurer leur hégémonie dans un contexte de libéralisation économique et au moyen d’appareils partisans. Leur instrumentalisation des ressources offertes par l’international, qu’il s’agisse d’aide humanitaire, d’aide publique ou d’investissements étrangers, couplée aux ingérences d’autres acteurs étatiques, montrent les limites des architectures diplomatiques internationales. Localement, des conflits de moindre ampleur pour l’accès aux ressources, au premier rang desquelles les terres, viennent s’insérer dans les affrontements politiques nationaux et conditionnent leurs dénouements.

Plus simplement : le désastre en Éthiopie, au même titre que celui d’Ukraine, révèle des rapports de forces et des enjeux irrémédiablement politiques. Leur compréhension devrait entraîner des prises de position moins franchement pro-régime de la part des diplomaties occidentales, dont la critique des aventures impérialistes guerrières de dirigeants mégalomanes ne doit pas s’arrêter aux portes de l’Europe.

Chronologie d’une guerre

Bien que des affrontements armés d’ampleur aient lieu depuis fin 2018 dans la vaste région d’Oromia, la guerre civile a officiellement commencé dans les premiers jours de novembre 2020, lorsque le gouvernement fédéral éthiopien, allié aux forces érythréennes et à celles de la région Amhara, envahit le Tigray – officiellement en représailles immédiates aux attaques de bases de l’armée éthiopienne dans cette région du nord contrôlée par le Front de libération du peuple du Tigray (TPLF). Dans les premières semaines du conflit, la région du Tigray se voit amputée d’une vaste zone de basses terres fertiles, Wolqayt, objet de revendications foncières de la part de groupes nationalistes amhara. Dans cette zone, un nettoyage ethnique a été commis, entrainant le départ contraint, accompagné de massacres et de viols, d’au moins 700 000 Tigréens.

Le 28 novembre 2020, le gouvernement fédéral allié aux troupes nationalistes amharas et à l’armée érythréenne annonce la prise de la capitale régionale Mekellé, après que les forces de défense du Tigray (TDF) s’en sont retirées pour éviter des affrontements en milieu urbain. Des cadres du TPLF sont arrêtés. Les photos des cadavres de certains anciens membres de ce parti, hommes d’État de premier plan comme Seyoum Mesfin – notamment ministre des Affaires étrangères pendant 19 ans – ou Abay Tsehaye – ministre des Affaires fédérales, jusqu’à peu conseiller spécial à la primature – circulent sur les réseaux sociaux. Tués pour l’exemple, ils n’avaient pourtant officiellement plus de responsabilités au sein du TPLF.

Le Tigray est soumis à un régime d’occupation brutal par les troupes fédérales et érythréennes. Une équipe de chercheurs belges peine à tenir le compte des assassinats extra-judiciaires, puis des pertes humaines du conflit, qu’elle finira par estimer à entre 385 000 et 600 000 morts.

Les universités du Tigray ont été pillées, comme d’innombrables bureaux administratifs et centres de santé. Particulièrement soupçonnés d’être membres du TPLF, nombre de nos collègues universitaires n’ont le choix qu’entre l’exil ou les maquis des TDF. Les habitants voient leurs maisons, entreprises et institutions systématiquement pillées au grand jour. Lorsque j’étais à Humera en décembre 2020 puis en mars 2021, j’ai vu de vieux camions immatriculés en Érythrée traverser, remplis de meubles et d’accessoires divers, le pont sur la rivière Tekkezé qui marque la frontière entre Éthiopie et Érythrée.

Mais en zones rurales, l’occupation rencontre une résistance solide, les TDF réinvestissant le mode de combat qui avait réussi au TPLF dans les années 1980 lors d’une précédente guerre civile : la guérilla. À partir de février 2021, tout ce que le Tigray compte d’anciens militaires chevronnés s’emploie à reconstruire une force armée, au point qu’une offensive gouvernementale annoncée comme l’ultime mouvement devant mettre un terme à « la junte » tigréenne se transforme en massive contre-attaque des TDF. Celles-ci parviennent à reprendre contrôle de Mekellé fin juin 2021. Le gouvernement fédéral tente alors de faire passer sa défaite pour un retrait magnanime de ses troupes. Au nord, l’allié érythréen conserve quelques portions du territoire du Tigray et, comme souvent en temps de crise, le chef de l’État Issayas Afeworqi brille par sa discrétion.

Assiégées dans leur région en plus de subir de multiples attaques de drones sur des cibles civiles, les forces tigréennes entreprennent fin octobre 2021 une offensive vers la région voisine Afar, afin de permettre à l’aide humanitaire d’entrer au Tigray. L’ONU chiffrait alors à 400 000 le nombre de personnes touchées par la famine. Patinant dans les plaines désertiques de l’Afar, les TDF y commettent elles aussi des crimes de guerre, avant de percer vers le Sud en région Amhara, en direction d’Addis-Abeba.

Mais alors que la capitale Addis-Abeba est à la portée des TDF, elles se replient finalement vers le Tigray à la mi-décembre, n’occupant plus que des portions de territoire dans l’Afar et l’Amhara. On ignore ce qui a fait échouer cette offensive, mais le siège imposé au Tigray n’en fut que plus brutal pour les mois suivants.

Olusegun Obasanjo, Haut-représentant de l’Union africaine pour la Corne de l’Afrique, effectue alors plusieurs allers-retours entre Addis-Abeba et la capitale du Tigray Mekellé, jusqu’à ce que des rumeurs de négociations émergent, en juin 2022. Mais au même moment, alors qu’il parle au TPLF, le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed promet de passer par les armes l’Armée de libération Oromo (OLA), groupe actif dans l’Ouest du pays, allié au TPLF depuis l’été 2021. En fait, l’OLA affronte le gouvernement fédéral depuis déjà la fin de l’année 2018, témoignant de la fragmentation du conflit. Là aussi, des civils sont visés.

En parallèle, des tensions se font jour entre les troupes de la région Amhara et le gouvernement fédéral, certains parmi les premières reprochant au second de ne pas être assez déterminé dans sa conduite de la guerre. Au printemps, des affrontements armés ont même lieu entre ces forces pourtant alliées.

Deux mois après les premières rumeurs de négociations, la reprise des hostilités le 24 août 2022 en marque l’échec. Des images de colonnes de prisonniers de guerre éthiopiens atteignant Mekellé, similaires à celles tournées à l’été 2021, sont rapidement diffusées par les médias pro-Tigray, témoignant d’un rapport de force d’abord favorable aux Tigréens. Des dizaines de milliers de soldats sont engagés sur tous les fronts et probablement autant ont déjà été tués. Des négociations se poursuivent, dans une grande opacité.

Le 11 septembre, jour de l’an éthiopien, le gouvernement du Tigray annonce être prêt à entamer des négociations, ne mentionnant plus de préconditions pour la première fois. Il faut attendre le 24 octobre pour que des émissaires des deux camps se rencontrent en Afrique du Sud, sous l’égide de l’Union africaine. Au Tigray, les combats n’ont pas perdu en intensité malgré des reculs des TDF, l’armée fédérale s’emparant de plusieurs villes, brûlant des villages et procédant à des rafles porte-à-porte pour arrêter les jeunes.

Violence génocidaire

Échouant à soumettre militairement les TDF, le gouvernement fédéral et ses alliés ont opté pour un blocus humanitaire strict, visant à affamer la population du Tigray. Ce faisant, les dirigeants éthiopiens et érythréens ont eu recours à une technique malheureusement connue de l’histoire longue des sociétés de la Corne de l’Afrique, consistant à cibler explicitement les populations civiles pour lutter contre un ennemi politique[2].

Cette prise pour cible des populations civiles, désormais bien documentée, est même un objectif politique. Quelques faits macabres en témoignent, comme le bombardement d’un marché le 22 juin 2021 qui tua plusieurs dizaines de personnes. Difficile de croire que le seul hasard ait voulu qu’un marché soit ciblé, 33 ans jour pour jour après que le régime militaire du Derg [dénomination ahmarique du régime marxiste-léniniste mis en place après la chute de la monarchie en 1974  – NDLR] eut fait de même dans le massif du Hawzien au Tigray : un crime de guerre devenu un élément important dans la mémoire du TPLF.

Troupes éthiopiennes et érythréennes ont multiplié les massacres, à Aksum, Humera, Mahbere Dego et dans tant d’autres localités du Tigray. Les attaquants semblent tout aussi déterminés à effacer le patrimoine historique du Tigray, frappant de nombreuses églises et tuant les civils qui s’y trouvent comme à Maryam Dengelat, ciblant des mosquées comme celle de Negash, parmi les plus anciennes d’Afrique, ou pillant des monastères comme celui de Debre Damo. Au Tigray, on se souvient que même le Derg n’avait pas commis de tels crimes.

Si le ciblage des populations civiles est évident, le peuple tigréen est par ailleurs désigné dans son ensemble comme un ennemi à exterminer – ce qui laisse penser que ces violences sont intentionnelles et planifiées. Le Premier ministre Aby Ahmed lui-même a parlé d’un cancer à éradiquer. Dans les cercles diplomatiques notamment, les partisans d’un usage restreint du terme de génocide avançaient alors : « Il faisait référence au TPLF !», le parti et non le peuple donc, affichant une inquiétante incapacité à prendre la mesure du désastre à l’œuvre.

Dans l’absolu, souhaiter l’anéantissement violent d’un parti politique est suffisamment inquiétant pour justifier la condamnation d’un tel discours. C’est d’autant plus le cas dans le contexte hautement polarisé du débat éthiopien, où le Premier ministre choisit des formulations suffisamment évasives pour tromper les esprits naïfs, quand les citoyens et citoyennes éthiopien·ne·s, à l’inverse, comprennent bien qu’Abiy Ahmed parle de la population du Tigray dans son ensemble.

En région Amhara, d’autres leaders politiques de premier plan se sont encombrés d’encore moins de circonvolutions. Dans un message officiel, le président de la région Amhara déclarait en juillet 2021, à propos du peuple du Tigray : « Jusqu’à ce que cet ennemi disparaisse, nous ne connaîtrons pas le repos. Ce peuple est l’ennemi du peuple d’Éthiopie tout entier. »

L’investissement complet de l’appareil d’État dans la guerre, notamment en novembre et décembre 2021, témoigne aussi de la nature génocidaire des violences. Quelques heures après la déclaration de l’état d’urgence en novembre 2021, des fonctionnaires de la région Amhara m’expliquaient avec effroi leurs craintes d’être envoyés au front de force, après avoir reçu l’ordre de se joindre, sans armes, aux convois de civils partant combattre, que l’on voyait défiler sur les routes. Certains miliciens étaient armés de haches – le nord de l’Éthiopie n’est pas, contrairement à certaines zones du sud, un « pays à machettes ».

Enquêtant à Wolqayt et dans la région de Gonder, j’ai pu entendre à de nombreuses reprises des combattants Amhara et leurs responsables locaux assimiler les Tigréens dans leur ensemble à des ennemis, voire à des animaux nuisibles, justifiant leur arrestation ou leur meurtre. De même, certaines victimes de viols et sévices sexuels ont raconté comment leurs tortionnaires leur avaient explicitement dit que leur but était qu’elles ne donnent pas naissance à des Tigréens. Au cours de l’année 2021, Addis-Abeba a connu des moments d’intense tension où les check-points se sont multipliés sur les routes et où des Tigréen·ne·s étaient arrêtés par milliers[3].

Des juristes seront certainement un jour appelés à se prononcer sur la qualification juridique des faits, tranchant l’épineuse question de l’emploi ou non du terme génocide. Pour l’heure, tous les éléments montrant le ciblage ethno-national des victimes et l’engagement de l’appareil d’État dans cette violence de masse organisée sont clairement établis.

Il est malheureusement peu probable que les négociations allègent le malheur des populations à court terme. Elles doivent plutôt être comprises comme l’un des éléments du dispositif guerrier, visant à gagner du temps, à accéder à des ressources notamment symboliques et à structurer les groupes politiques.

Lors de la précédente guerre civile, le TPLF et le Derg négociaient depuis près de deux ans quand les rebelles prirent Addis-Abeba. Revenir à cette époque permet de tirer d’autres fils explicatifs de la guerre en cours.

Libéralisation

En mai 1991, le TPLF qui renversa le régime militaire de Mengistu Hailemariam, mettant fin à 17 ans de dictature militaire, était marxiste-léniniste, se revendiquant plus précisément du socialisme albanais. Conscient de l’ampleur du besoin d’aide internationale, les guérilleros entamèrent une contorsion : conserver le même discours idéologique en interne, tout en rassurant les bailleurs. Parmi les cadres se relayant de conférences en ambassades pour garantir aux puissances occidentales la compatibilité de leur mouvement avec le nouvel ordre mondial post-guerre froide, on trouve Abay Tsehaye et Seyoum Mesfin. Aux côtés du Premier ministre Meles Zénawi, instigateur six ans plus tôt de la Ligue marxiste-léniniste du Tigray, ils parlent au FMI et à la Banque mondiale. Et donnent vite des gages de bonne volonté : des réformes faciles comme la vente de fermes d’État (de toute façon en faillite).

Dans les années 1990, le parti procède à certaines privatisations, notamment en vendant des entreprises d’État à des fondations et conglomérats qu’il contrôle. Le TPLF et ses partis alliés au sein de la coalition dirigeante, le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF), s’assurent ainsi du contrôle de l’économie et de la poursuite d’une intervention étatique forte, tout en assurant le service minimum du libéralisme attendu. À chaque crise, comme lors d’une guerre contre l’Érythrée entre mai 1998 et juin 2000 ou d’une crise électorale en 2005, les bailleurs froncent les sourcils, mais l’aide n’est suspendue que peu de temps.

L’Éthiopie bénéficie d’une rente humanitaire, nécessaire à la survie de millions d’habitants de certaines zones rurales. Dans le même temps, l’État assure la mobilisation de la population en organisant des campagnes politiques orientées contre la pauvreté, ennemi qui remplace l’ancien régime militaire dans la propagande partisane.

Au mitan des années 2000, le gouvernement abandonne petit à petit les politiques de soutien à la paysannerie, avec la bénédiction des bailleurs, pour s’engager vers une promotion des grands investissements agricoles sur de larges parcelles. La paysannerie représente alors pourtant plus de 80 % de la population éthiopienne. Le « land grab » éthiopien reste dirigé par le parti, qui entend faire passer les Éthiopien·ne·s avant les investisseurs étrangers dans la récolte des fruits de la croissance – à condition qu’ils marquent leur soutien au parti.

Le gouvernement mène une politique d’« État développementaliste », marqué par des investissements publics et l’établissement de zones franches. Celles-ci sont censées attirer des capitaux étrangers à même d’assurer le renforcement d’une industrie qui représentait pourtant moins de 10 % du PIB à la fin des années 2000.

À la fin de l’année 2014, dans le même désir d’attirer les investisseurs étrangers, l’Éthiopie lance ses premiers titres obligataires sur les marchés internationaux. Jusqu’à sa mort en 2012, Meles Zénawi avait scrupuleusement retardé une telle initiative, affirmant que l’économie éthiopienne ne pourrait s’ouvrir davantage aux marchés internationaux qu’une fois la sortie de la pauvreté des masses rurales assurée.

Mais malgré ces gages d’ouverture et de libéralisation échelonnée, la croissance éthiopienne ne fournit pas tous les emplois et ressources attendus par la population, et notamment par les jeunes hommes ruraux qui ne peuvent hériter des terres familiales qu’au prix de la division des tenures. Ils gagnent les quartiers pauvres des villes, et notamment les périphéries d’Addis-Abeba.

En 2014, un plan urbain préparé avec le soutien de la métropole lyonnaise dans le cadre d’une coopération décentralisée est rendu public. Rapidement connu sous le nom de Master Plan, il prévoit l’extension d’Addis-Abeba sur les terres de la région Oromia. Les usines et zones franches pensées par le parti demandent de la place, et ne peuvent être construites qu’au prix du départ contraint de paysans.

Dans les basses terres lointaines, les projets d’investissements par des hommes liés au parti ont le même effet. Devant les nombreuses expropriations foncières, l’enrichissement de certains hommes d’affaires questionne. On parle alors d’une classe d’entrepreneurs tigréens liés au TPLF, accumulant les capitaux grâce à des investissements fonciers, ayant des accès facilités aux prêts des banques publiques. La politique consistant à conditionner les permis d’investissement à une inscription partisane renforce les suspicions à l’encontre des Tigréens, perçus comme des profiteurs, tous autant qu’ils sont.

Dès 2016, j’entends dans les capitales régionales des basses terres de l’Ouest éthiopien une rumeur disant qu’Abay Tsehaye y est régulièrement vu, mallettes de billets en main, distribuant des bakchichs à certains groupes locaux pour qu’ils acceptent les concessions foncières. Quelques années plus tard, c’est la presse nationale qui relaiera des allégations similaires.

Le Master Plan devient le symbole de ces épisodes violents de réquisitions et entraîne une mobilisation massive. Dans toute la région Oromia, des manifestations organisées d’abord par des étudiants rencontrent une répression faisant plusieurs milliers de morts. Les slogans s’étendent à la justice sociale et à l’arrêt de la répression.

À l’été 2016, la région Amhara connaît des manifestations et grèves de la même ampleur. Les rumeurs de révolte paysanne se multiplient, à tel point qu’un pont aérien est organisé vers la capitale régionale pour acheminer les troupes nécessaires à la répression, car les routes du Gojjam, où le souvenir d’une révolte majeure en 1968 n’est pas éteint, sont considérées comme pas assez sûres. En Amhara, c’est la localité de Wolqayt qui fait l’objet de revendications foncières de la part de groupes de jeunes. Ceux-ci revendiquent le rattachement à leur région de cet espace de basses terres fertiles au nord-ouest du pays, alors qu’il a été inclus dans le Tigray en 1991.

Les mobilisations de 2014-2016 se poursuivent et se répercutent dans l’appareil partisan, jusqu’à ce qu’une faction d’hommes politiques membres de la branche Oromo de l’EPRDF prenne l’ascendant. Son leader, Lemma Megersa, est élu président de l’Oromia début 2016. Lui qui s’était déclaré solidaire des manifestants contre le Master Plan devient une figure d’opposition au TPLF. Cependant, il n’est pas député, et ne peut être nommé Premier ministre après la démission en février 2018 d’Hailemariam Dessalegn, qui avait remplacé Meles Zénawi à son décès, en 2012. C’est sur un relatif inconnu, député membre de la coalition gouvernementale après une carrière dans le renseignement militaire, que s’accordent les différentes factions partisanes : Abiy Ahmed.

D’emblée, celui-ci entend s’affranchir de la tutelle du TPLF. Il revient sur la politique d’« État développementaliste », promettant privatisations et ouvertures à la concurrence de secteurs protégés. Il remplace la novlangue postmarxiste de l’EPRDF, pleine de « mobilisations des masses » et de « lutte contre les rentiers », par des appels à la « compétitivité », à l’investissement, et au travail individuel. Il publie même un livre où il précise son idéologie, qu’il dit fruit de réflexions issues de sa trajectoire personnelle. Il propose surtout une relecture de l’histoire éthiopienne violemment antimarxiste, présentant le socialisme comme un mal importé de l’étranger et souhaitant réhabiliter le succès individuel et la quête de la prospérité. C’est de ce dernier nom – Parti de la prospérité – qu’il renomme l’EPRDF en décembre 2019.

Surtout, le nouveau Premier ministre propose une idée du vivre-ensemble qui va parler aux riches urbains et aux bailleurs. Alors que les jeunes Oromo mettent en avant une appartenance ethno-nationale dans leurs cortèges, Abiy Ahmed appelle à la concorde, sur un mode dépolitisé : il parle de synergie, d’unité, d’amour. Il signe la paix avec le président érythréen Issayas Afeworqi, sans que les termes de l’accord n’aient jamais été révélés. L’accord qu’il passe avec d’autres groupes d’opposition en exil, comme le Front de libération Oromo (OLF), est tout aussi opaque, mais lui permet d’incarner l’image d’un leader pacifique et magnanime. Il reçoit le Prix Nobel de la paix en 2019.

À plusieurs reprises, il fustige publiquement le système du fédéralisme ethnique éthiopien, qui organise le pays en régions représentant chacune un ou plusieurs peuples dans un ensemble post-impérial plurinational. En gommant l’ethnicité, il oublie qu’elle a une histoire, et que, quelles qu’en soient les conséquences, elle relève d’un processus social long et fluide qu’on ne peut abolir par décret.

Référents identitaires

Car c’est bien au nom « des Oromo », « des Amhara » et de la défense de leurs terres que les manifestants des deux régions ont pris la rue, formulant ainsi en des termes identitaires des revendications dont le contenu renvoyait aussi bien à leurs conditions de vie matérielles et leurs accès aux ressources, qu’à leur conception de la justice et de ce qu’est une vie digne. En utilisant les catégories ethno-nationales, les jeunes ont fait leur le registre de lecture de la domination tenu pour légitime en Éthiopie depuis 1991.

En effet, au tournant des années 1990, le TPLF procède à l’institutionnalisation dans le champ politique du référent ethno-national. À la fin des années 1980, luttant militairement contre le régime militaire du Derg, il s’allie à d’autres mouvements ethno-nationaux pour créer cette coalition qui tiendra l’État jusqu’en 2019, l’Ethiopian Peoples’ Revolutionary Democratic Front (ERPDF). Une fois à la tête d’un gouvernement de transition, cette coalition s’attèle à l’administration du pays et à la rédaction d’une nouvelle Constitution, tout en s’opposant par les armes aux autres partis ethno-nationalistes qui refusent son hégémonie, comme l’OLF (Front de libération Oromo).

Cette nouvelle Constitution est le fruit des réflexions et des débats d’éminents intellectuels, philosophes, juristes et hommes d’État. Elle garantit le respect des droits fondamentaux des individus mais opère surtout la reconnaissance des droits collectifs des différentes « nations, nationalités et peuples » d’Éthiopie. Le pays est alors divisé en États-régions représentant chacun un ou plusieurs peuples. En pratique, chaque région sera gouvernée par une branche de l’EPRDF elle aussi constituée sur critère ethnique. L’ethnicité devient la base de la représentation politique.

Décrié par ses adversaires comme une opération n’ayant vocation qu’à diviser le peuple d’Éthiopie, le fédéralisme ethnique alors institué est scruté de près par les bailleurs occidentaux, craignant qu’il puisse être à l’origine d’une catastrophe de l’ampleur du génocide des Tutsi au Rwanda. La Constitution est adoptée en 1994.

Aussi étonnante qu’elle ait pu paraitre, cette institutionnalisation de l’ethnicité comme principe premier de la représentation est la conséquence d’une histoire impériale multiséculaire et des mobilisations politiques et intellectuelles des étudiants dans les années 1960. L’Université Haile Sellassie Ier connaissait alors des mobilisations d’ampleur des étudiants, qui voyaient dans l’empire vieillissant un régime féodal et despotique à abattre. Leur revendication principale, dès le début des années 1960 : une réforme agraire, alimentée par les nouvelles de lointaines révoltes paysannes contre une réforme des taxations. Majoritairement marxistes, les étudiants dénoncent aussi la colonisation violente des périphéries éthiopiennes par une élite féodale et le racisme renvoyant les populations identifiées comme noires au stigmate de la traite, qui structure les relations sociales.

Cette jeunesse favorisée d’Addis enrichit ainsi sa lecture du féodalisme de l’idée d’une domination coloniale où les élites Amhara, architectes de l’État au nord, imposent une culture « éthiopienne » au détriment de la multitude d’autres affiliations perçues et revendiquées par les habitants de l’empire. Les étudiants dénoncent l’impossibilité pour les peuples périphériques, loin d’être minoritaires, d’être intégrés à l’Éthiopie en gardant leurs langues, cultures, systèmes politiques.

Cette lecture de la domination en termes de droits collectifs et de « nations, nationalités et peuples » est arrivée aux étudiants via les écrits de Staline, eux-mêmes influencés par les austromarxistes soucieux de penser le communisme dans un cadre plurinational. La poignée d’étudiants qui créent le TPLF en 1975, parmi lesquels Abay Tsehaye et Seyoum Mesfin, partage ces référents ethno-nationalistes.

Parti(s) et État

C’est donc fort de cette lecture du nationalisme ancrée dans l’histoire longue des sociétés plurielles de la Corne de l’Afrique que le TPLF redessine l’architecture institutionnelle de l’Éthiopie, quand il accède au pouvoir au début des années 1990. Mais ce qui est affiché comme une garantie des droits collectifs se révèle un outil commode et efficace de structuration politique et d’encadrement de la population. Pour exprimer une revendication, il faut désormais pouvoir la revendiquer au nom d’un peuple. Dans les périphéries, le régime organise la constitution en partis des élites de chaque peuple, qui voient leur accès aux ressources via l’État conditionné par cette structuration. Des cohortes de jeunes grandissent désormais dans un environnement où l’ethnicité est naturalisée comme catégorie d’appartenance fondamentale et relayée par l’appareil d’État.

Longtemps, les élites amharas ont refusé de voir l’ethnicité définie comme cadre de compréhension du politique. Souvent exilés, les intellectuels amharas continuaient de revendiquer l’incarnation d’une Éthiopie aveugle aux différences ethno-nationales. Cette vision était plus souvent formulée sur un mode intégrateur (« Nous sommes tous Éthiopiens ») qu’excluant, mais le mépris pour les peuples périphériques, Noirs, ne pratiquant pas l’agriculture ou plus récemment convertis aux monothéismes, demeurait. Ces intellectuels considéraient la branche amhara de l’EPRDF comme un pantin à la solde du TPLF.

En face, des intellectuels au sein comme en-dehors du TPLF rétorquaient que si les élites Amhara ne voyaient pas l’ethnicité, c’était justement car elles n’avaient jamais eu à se poser cette question, n’ayant pas été empêchées d’accéder à des ressources ou de parler leur langue, l’amharique, langue officielle sous l’empire.

Mais, en 2016, les jeunes Amharas utilisent eux aussi le référent ethno-national pour revendiquer le rattachement de Wolqayt à leur région. Ayant grandi dans le cadre du fédéralisme ethnique, ils ont paradoxalement rallié au langage de l’ethnicité leurs aînés qui s’y opposaient avec le plus de vigueur. Profitant de l’« ouverture » offerte par Abiy Ahmed, un Mouvement nationaliste amhara se structure en juin 2018. Ses militants s’appuient sur un sentiment d’oppression et une volonté de revanche de la part de nombreux jeunes urbains, tout en instrumentalisant des massacres – réels – de populations civiles amhara dans les périphéries.

Surtout, cette mobilisation nationaliste amhara a parlé aux jeunes urbains qui voyaient leurs libertés d’association, d’expression et de circulation systématiquement entravées. Car du point de vue des droits individuels, l’EPRDF tenait fermement le pays, instaurant au fur et à mesure des structures d’encadrement de la population dont l’échelon le plus resserré, dans les années 2010, sera le « un-pour-cinq » : concrètement, un habitant chef de foyer souvent membre du parti est institué pour surveiller quatre voisins et prêcher la bonne parole gouvernementale.

Cette hégémonie partisane a connu des contestations et des failles, comme après la guerre contre l’Érythrée ou lors de la crise électorale de 2005, mais les tensions ont été patiemment et fermement réglées au sein des instances partisanes. Car la gouvernementalité de parti est ce qui caractérise le mieux l’Éthiopie de l’EPRDF.

Au niveau local, parti et État sont confondus et fonctionnent surtout sur un mode vertical. Plus haut et en interne, les membres des comités centraux s’adonnent à des débats politiques acerbes. Jusqu’au mitan des années 2000, ils sont nourris d’arguments souvent formulés dans les termes de l’économie politique marxiste. Les vainqueurs peuvent procéder à la purge de ceux mis en minorité – au besoin en utilisant des accusations de corruption que la libéralisation économique organisée par le parti-État offre par dizaines. Un temps à la tête d’un conglomérat partisan ayant largement profité des privatisations, l’ancien ministre de la Défense Siye Abraha passa six ans en prison pour s’être rangé contre la faction du Premier ministre Meles Zénawi lors d’une crise partisane déclenchée par l’évaluation interne de la guerre éthio-érythréenne de 1998-2000.

Renommé Parti de la prospérité fin 2019 et désormais doté d’une idéologie néolibérale, l’EPRDF n’a pas changé au niveau local. C’est toujours le parti qui tient les structures étatiques, et les décisions y sont répercutées plutôt que prises. En revanche, pour opaque qu’il soit, le fonctionnement des échelons supérieurs du parti semble moins marqué par les luttes factionnelles qui parasitaient les prises de décisions sous Meles Zénawi.

Sous l’EPRDF comme sous la Prospérité, les élections sont davantage considérées comme des plébiscites que comme des instruments régulant les luttes politiques et déterminant l’accès à l’appareil d’État. La dernière séquence électorale, celle qui a mené à la guerre, en témoigne.

Alors qu’Abiy Ahmed annonce la fin de l’« État développementaliste » en 2018, il ne doit son poste qu’à des tractations partisanes, pas à un mandat populaire. Il lui faut alors organiser des élections générales devant renouveler le parlement. Prévues pour 2020, celles-ci sont retardées par la pandémie, et surtout par des luttes de plus en plus acerbes contre le TPLF. Au Tigray, ce dernier considère que les mandats des députés doivent être renouvelés comme le veut la Constitution. Il organise alors des élections régionales où il remporte 98,2 % des voix. De son côté, après avoir fait voter l’extension du mandat des députés sortants, le gouvernement fédéral finit par organiser des élections en juin puis en septembre 2021, remportant 454 des 470 sièges à pourvoir. Avec des taux de participation de respectivement 97 % et 90 %, les plébiscites sont assurés dans les deux camps et les élites peuvent poursuivre leurs luttes factionnelles, souvent déconnectées des aspirations populaires.

Diplomaties

Que les questions forgées dans l’histoire longue des sociétés politiques, comme l’ethnicité, ne viennent plus perturber l’ouverture d’un marché de 120 millions d’habitants, tel semble être le souhait de la communauté internationale. Les États-Unis et l’Union européenne (UE) ont certes, à plusieurs reprises, placé des responsables éthiopiens et érythréens sous sanctions, sans jamais dévoiler de liste officielle. Mais, dans l’ensemble, les puissances occidentales n’ont pas adopté la fermeté que la catastrophe humanitaire aurait pu laisser envisager.

Les dirigeants des États membres de l’UE, de la Grande-Bretagne et des États-Unis n’avaient pas tari d’éloges au sujet d’Abiy Ahmed en 2018 et 2019. Il incarnait alors l’homme à même d’assurer franchement la libéralisation de l’Éthiopie, débarrassée de ses oripeaux marxistes. En juin 2019, il annonce la privatisation d’entreprises publiques comme EthioTelecom ou Ethiopian Airlines, ainsi que l’ouverture aux capitaux étrangers du secteur bancaire.

Les annonces plaisent aux bailleurs. Il semble même qu’ils s’en contentent, tant certaines déclarations n’ont été suivies d’aucune mesure. Orange est un temps pressenti pour entrer au capital d’EthioTelecom, avant que le gouvernement ne finisse début 2021 par repousser la vente de 40 % du capital de l’entreprise publique. En octobre 2020, la privatisation de la rentable Ethiopian Airlines, première compagnie aérienne d’Afrique en nombre de passagers et de destinations desservies, avait elle aussi été retardée. Depuis, le gouvernement garde le contrôle d’une entreprise qu’il utilise pour transporter des troupes.

Malgré ces ratés, les discours libéraux d’Abiy, sa reformulation de la communication gouvernementale et sa répétition d’appels à la compétitivité et à l’innovation semblent suffire à entretenir son image d’homme libéral fréquentable. En novembre 2020, en plein conflit, Emmanuel Macron continuait d’évoquer Abiy Ahmed comme « un role model pour l’Afrique », sans que l’on comprenne très bien la nuance que venait apporter l’anglicisme.

Le régime éthiopien sait que les effets d’annonce sont rentables, comme lorsqu’il déclare l’ouverture très attendue du secteur bancaire et des assurances aux capitaux étrangers, en septembre 2022. Meles Zénawi avait fait de la protection de ce secteur un symbole de son opposition au néolibéralisme. Mais essorée par la guerre, l’économie éthiopienne doit attirer de nouveaux capitaux : cette mesure montre à quel point violence guerrière et libéralisation économique sont liées.

Une telle politique est efficace : un rapide décompte permet de chiffrer à un milliard et demi de dollars le montant des contrats signés ou approuvés depuis avril 2022 entre la Banque mondiale et le gouvernement éthiopien. Certes, la Banque poursuit officiellement une politique de non-interférence dans la politique interne du pays et certains des projets financés concernent les infrastructures, la santé, l’aide humanitaire. Mais concrètement, la Banque pourvoit aux besoins de secteurs que le régime a choisi de délaisser pour financer une guerre contre son peuple.

Au-delà des institutions financières internationales, la France compte parmi les États menant une politique de soutien tacite au régime. En ne se joignant aux condamnations des violences que lorsqu’elles émanent de l’ONU ou de l’UE, en mettant huit mois à suspendre sa coopération militaire après le début de la guerre ou en poursuivant la promotion des investissements en Éthiopie par les entreprises françaises, Paris fait tout pour pouvoir être considéré par Abiy Ahmed comme un gouvernement ami.

En mars 2022, l’ambassade de France à Addis-Abeba organise ainsi un forum économique à destination des investisseurs des deux pays. Début juillet, un cadre de la Commission éthiopienne d’investissement recevait, dans l’ambassade éthiopienne à Paris, une délégation du Medef. Fin août, c’étaient les entreprises Aleph, Thales et Arinc qui étaient reçues par l’ambassadeur éthiopien en France pour lui faire part de leur intérêt à investir à Éthiopie. Leurs produits ? Des outils de surveillance numérique, surveillance des frontières, vidéosurveillance et autres gadgets de « sécurité ». Gageons que Thales saura se retenir de vendre des armes à l’Éthiopie en guerre – l’ambassade de France à Addis-Abeba s’était fendue d’un tweet malhonnête, mi-2021, pour rassurer l’opinion publique sur l’inexistence de telles transactions[4]. Depuis, le gouvernement éthiopien a apporté de nombreuses preuves de sa capacité à utiliser des outils de surveillance pour le ciblage de ses victimes.

Que la promotion d’investissements français en Éthiopie passe par la surveillance des frontières n’est guère étonnant, tant le prisme migratoire est l’un des principaux déterminants des politiques extérieures des États membres de l’UE, quel que soit le coût humain de leurs décisions.

De ce point de vue, les plus de 120 millions d’habitants de l’Éthiopie représentent quatre fois le Yémen (dont les réfugiés migrent avant tout vers Riyad, le Caire ou les Émirats). Le seul Tigray est plus peuplé que la Libye, étrangers compris. Ces chiffres, comme les montants des contrats d’investissement, parlent certainement davantage aux diplomates qui y voient autant de potentiels candidats à la migration vers l’Europe.

Si les dirigeants des États de la Corne de l’Afrique méritent les égards des États membres de l’UE, c’est aussi car ils sont pensés comme l’ultime étape dans l’externalisation des frontières de cette dernière. Souvenons-nous : l’Érythrée, pourtant sous sanctions internationales notamment pour son soutien aux milices Shabaab somaliennes, a été incluse comme membre du processus dit « de Khartoum » en 2014. Celui-ci vise à sous-traiter la surveillance des frontières et la répression des migrants aux États autoritaires de la sous-région.

L’ONU avait pourtant établi depuis 2012 la responsabilité du régime érythréen dans le trafic d’êtres humains. La brutalité du service militaire et la possibilité d’être engagé à vie dans l’armée a poussé des cohortes d’Érythréen·ne·s à l’exil. Mais en 2018, la paix entre l’Éthiopie et l’Érythrée a justifié la levée de certaines sanctions. L’horreur de la guerre au Tigray suffira-t-elle à rendre de nouveau le président érythréen Issayas Afeworqi infréquentable ? On peut malheureusement en douter. À la mi-septembre 2022, tous les Érythréens âgés de moins de 55 ans ont été appelés à rejoindre l’armée pour mener l’offensive contre le Tigray.

Dans ce contexte, les négociations en cours depuis fin octobre ne sont pas de nature à mettre fin à la crise. Les nationalistes Amhara voudraient y être représentés de manière autonome, marquant ainsi leur divergence d’avec le gouvernement fédéral. L’OLF et les autres partis d’opposition étant absents, on est loin du grand dialogue national qui déplacerait la conflictualité politique hors des champs de bataille. Issayas Afeworqi ne souhaite aucunement négocier, et tente de conserver son ascendant sur le gouvernement fédéral en poussant militairement pour reprendre contrôle de Mekellé avant toute signature d’un hypothétique cessez-le-feu (NDLR : Ce jeudi soir 2 novembre, les deux parties annoncent une « cessation des hostilités».)

Une telle signature entre gouvernement fédéral et gouvernement du Tigray pourrait surtout permettre au premier de se voir verser une aide financière dont il a cruellement besoin. Il semble en effet que les États-Unis aient, ces dernières semaines, enfin adopté une position plus ferme, en conditionnant notamment certains financements. Le recul militaire des forces de défense du Tigray a peut-être fait prendre conscience à l’administration Biden que ces dernières étaient le dernier rempart contre les visées génocidaires du régime érythréen et de ses alliés. Washington a dépêché son envoyé spécial pour la Corne de l’Afrique à Addis-Abeba à plusieurs reprises, et ce dernier est présent à Prétoria.

Le gouvernement éthiopien a cependant refusé la présence de l’UE, dénonçant particulièrement l’Irlande, dont les diplomates ont très tôt sonné l’alarme sur la nature génocidaire des violences. Pendant ce temps, le Royaume-Uni et l’essentiel des États membres de l’UE regardent ailleurs, révélant ainsi en creux le caractère stratégique et utilitaire de leur engagement massif en faveur de l’Ukraine, quand bien même il est présenté comme une nécessité morale.


[1] Jean-François Bayart, L’impasse nationale-libérale, Paris, La Découverte, 2017.

[2] Voir Alex de Waal, « Genodical Warfare in North East Africa », dans Donald Bloxham et A. Dirk Moses, Oxford Handbook of Genocide Studies, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 529-549.

[3] Sur le caractère génocidaire des violences, voir Mehdi Labzaé et Sabine Planel, « La république fédérale démocratique en guerre. Mobilisations nationalistes, ordre martial et renouveaux partisans en Éthiopie », Politique africaine, n° 164, 2021, p. 141-164.

[4] Le tweet réfutait à tort toute exportation d’armes « ces dernières années », puisque l’édition 2021 du Rapport au Parlement sur les exportations d’armes de la France mentionne bien dans ses annexes 900 000 € de prise de commande et 200 000 € de livraisons en 2019, soit seulement deux ans plus tôt.

Mehdi Labzaé

Sociologue, Chercheur au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales du Caire

Mots-clés

Néolibéralisme

Notes

[1] Jean-François Bayart, L’impasse nationale-libérale, Paris, La Découverte, 2017.

[2] Voir Alex de Waal, « Genodical Warfare in North East Africa », dans Donald Bloxham et A. Dirk Moses, Oxford Handbook of Genocide Studies, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 529-549.

[3] Sur le caractère génocidaire des violences, voir Mehdi Labzaé et Sabine Planel, « La république fédérale démocratique en guerre. Mobilisations nationalistes, ordre martial et renouveaux partisans en Éthiopie », Politique africaine, n° 164, 2021, p. 141-164.

[4] Le tweet réfutait à tort toute exportation d’armes « ces dernières années », puisque l’édition 2021 du Rapport au Parlement sur les exportations d’armes de la France mentionne bien dans ses annexes 900 000 € de prise de commande et 200 000 € de livraisons en 2019, soit seulement deux ans plus tôt.