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Tribune 25 septembre 2020

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Au delà de l’écriture inclusive: un programme de travail pour la linguistique d’aujourd’hui

En réponse à une tribune publiée par Marianne, 65 linguistes signent un texte inédit par l'ampleur et la qualité de ses signatures. Cette publication montre au grand jour des divergences idéologiques et politiques. « Face à cette effervescence actuelle des pratiques, les linguistes n’ont pas à se lamenter, ni à renoncer à faire leur travail. C’est-à-dire : observer et étudier la langue telle qu’elle est, identifier les dynamiques en cours, proposer des synthèses… »  

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tribune rédigée au féminin générique par des linguistes

Fait rarissime, et triste : des chercheuses bien connues dans le domaine de la linguistique s’indignent contre certains usages du français. Dans une tribune de Marianne, elles s’en prennent à l’écriture inclusive - qu’elles réduisent abusivement à l’emploi du point médian. En quelques lignes, ces linguistes abdiquent toute l’intelligence de leurs travaux scientifiques en cédant à la panique devant une ressource typographique en pleine expansion depuis au moins 20 ans.

Cette tribune traduit la crainte de voir leur discipline, les sciences du langage, dépassée par les usages langagiers des locutrices et secouée par les grammaires non binaires qu'élaborent les mouvements queer. Ses signataires voudraient confiner la linguistique en dehors du social, du politique et du médiatique en rêvant ainsi d'une discipline sans ancrage dans le réel langagier de leur époque, et en faisant passer leur propre position idéologique pour de la neutralité.

Cela fait une cinquantaine d’années que nous voyons émerger des débats sur l’expression du genre en français.

Dès les années 1970, les féministes engagent la réflexion sur le féminin des noms de métiers ; ce débat a opposé partisanes de l’accord (nommer les femmes avec des noms féminins) et partisanes du masculin supposé « générique » ou neutre. La question aujourd’hui est tranchée : plus personne n’ose défendre l’idée que le français serait menacé par le fait de dire « chirurgienne » ou « ambassadrice »... et les quelques femmes qui continuent à se faire appeler « directeurs » doivent désormais assumer un choix conservateur ou désuet.

Ce chantier linguistique ouvert par la « féminisation des noms de métiers » a fourni aux francophones des armes et le désir de s’attaquer à d’autres difficultés posées par la langue dont elles ont hérité : par exemple, le fait de s’adresser au féminin à une grande assemblée de femmes et de devoir passer au masculin si un seul homme y est présent. Ou bien, le fait de lire des offres d’emploi pour “un directeur” ou “une infirmière”, comme si nous devions reconduire collectivement des stéréotypes encombrants et désolants. Ou encore, le fait d’entendre parler quotidiennement des ouvriers , des hommes politiques , des agriculteurs , des patients , tout en constatant que l’usage exclusif du masculin entrave trop souvent la capacité à penser la mixité de notre société... Ou encore, le fait qu’avec de nouvelles réalités sociales (les familles homoparentales, les identités queer, etc.), il faut trouver de nouvelles manières de dire et nommer les pères gays et les mères lesbiennes, toutes celles qui ne s’identifient pas dans la binarité féminin-masculin et de forger de nouvelles formes linguistiques.

Les débats se multiplient autour de ces questions, et les francophones s’en emparent vigoureusement. Elles proposent des solutions, les discutent, renoncent à certaines, en adoptent d’autres : l’effervescence est grande, la créativité passionnée.

Il n’est désormais plus seulement question de (re)trouver des mots (ainsi d’autrice, de « la ministre »,  « la chancelière », qui naguère semblaient irrecevables et circulent désormais quotidiennement), mais d’inventer des manières de dire et d’écrire. Par exemple dire « chères clientes, chers clients », recourir à des formulations abrégées qui conjoignent les marques du masculin et du féminin, « les électeur/trices », réintroduire dans l’écrit des pratiques bien vivantes à l’oral (ainsi de l’accord de proximité : « toutes celles et ceux qui », « les chants et danses bretonnes » )...

En portant leur créativité dans le domaine de la morphologie (par exemple « toustes, collaborataires » ) et de la syntaxe (réaménager les accords), les locutrices aujourd’hui sont en train de se débarrasser de l’encombrant poids symbolique du « masculin qui l’emporte », sans toutefois s’accorder pour l’instant sur de nouvelles normes qui vaudraient partout et tout le temps.

Dans telle entreprise, on emploiera les formes entières « auditeurs et auditrices » , dans telle autre les traits d’union ou le point médian ; dans telle institution publique, on se recommandera du guide du Haut Conseil à l’Égalité Femmes-Hommes, dans telle autre, d’un guide maison ; dans telle association, on utilisera le pronom iel , dans telle autre, ille.

Chaque francophone, en circulant d’une communauté langagière à une autre, constate qu’elle n’est pas seule à expérimenter dans sa langue : en partageant ces pratiques sociales plus ou moins stabilisées localement, elle prend conscience aussi de l’exceptionnelle vitalité de la langue.

Face à cette effervescence actuelle des pratiques, les linguistes n’ont pas à se lamenter, ni à renoncer à faire leur travail. C’est-à-dire : observer et étudier la langue telle qu’elle est, identifier les dynamiques en cours, proposer des synthèses ou parfois formaliser des standards, toujours conjoncturels et provisoires dans cette période non achevée où le français évolue rapidement.

Les savoirs accumulés depuis plus d’un siècle par la linguistique dans son entreprise de description de la langue et de ses évolutions, offrent aujourd’hui des outils solides pour saisir et comprendre ce qui est en train de se passer.

Les recherches linguistiques sur le genre et sur les usages protéiformes et fluctuants de l’écriture inclusive sont nombreuses et foisonnantes. Nous refusons de croire que les linguistes signataires de la tribune de Marianne les ignorent. Leur crispation obsessionnelle sur les abréviations utilisant des points médians nous étonne. Nous sommes navrées qu’elles offrent de la linguistique une vision rabougrie, nous sommes ennuyées par leur prétention à dicter l’usage - en complète contradiction avec leurs propres travaux -, nous sommes pantoises devant leur renoncement à se saisir des problèmes auxquels les francophones cherchent aujourd’hui des solutions.

Quant à la question d’une réflexion collective sur les difficultés de lecture et d’apprentissage du français, que viendrait compliquer l’« écriture inclusive » (ou ce que les signataires de Marianne tiennent pour telle), celle-ci reste ouverte. Mais plutôt que mettre un veto sur l’emploi des points médians, ne vaudrait-il pas mieux envisager une réforme et une rationalisation de l’orthographe ? Pour notre part, nous sommes prêtes à y travailler.

Cliquez ici pour accéder à une bibliographie abondante des travaux universitaires sur les questions relatives à l'écriture inclusive.


Signataires :

Julie ABBOU, Université de Paris
Sophie ALBY, Université de Guyane
Johannes ANGERMULLER, Open University
Aron ARNOLD, Université catholique de Louvain
Sophie BAILLY, Université de Lorraine
Jacqueline BILLIEZ, Université Grenoble-Alpes
Élodie BLESTEL, Université Sorbonne Nouvelle
Bruno BONU, Université Paul-Valéry Montpellier 3
Aude BRETEGNIER, Le Mans Université
Valérie BRUNETIERE, Université de Paris
Heather BURNETT, CNRS et Université de Paris
Laura CALABRESE, Université libre de Bruxelles
Deborah CAMERON, University of Oxford
Maria CANDEA, Université Sorbonne Nouvelle
Cécile CANUT, Université de Paris
Véronique CASTELLOTTI, Université de Tours
Yannick CHEVALIER, Université Lyon 2
Hugues CONSTANTIN de CHANAY, Université Lyon 2
James COSTA, Université Sorbonne Nouvelle
Félix DANOS, Université de Nanterre
Marc DEBONO, Université de Tours
Ingrid De SAINT-GEORGES, Université du Luxembourg
Émilie DEVRIENDT, Université de Toulon
Valentin FEUSSI, Université d’Angers
Béatrice FRACCHIOLLA, Université de Lorraine
Médéric GASQUET-CYRUS, Aix-Marseille Université
Sylvain GATELAIS, Université de Tours
Mona GÉRARDIN-LAVERGE, Université Paris Nanterre
Mathieu GOUX, Université de Caen
Luca GRECO, Université de Lorraine, rédacteur en chef de Langage et Société
Mariem GUELLOUZ, Université de Paris
Thierry GUILBERT, Université de Picardie Jules Verne
Raphaël HADDAD, Université Paris Est Créteil
Christine HÉLOT, Université Strasbourg
Manon HIM-AQUILLI, Université de Franche-Comté
Emmanuelle HUVER, Université de Tours
Patricia LAMBERT, ENS de Lyon
Gudrun LEDEGEN, Université Rennes 2
Isabelle LEGLISE, CNRS
Noémie MARIGNIER, Université Sorbonne Nouvelle
Marinette MATTHEY, Université Grenoble Alpes
Michèle MONTE, Université de Toulon
Claudine MOÏSE, Université Grenoble Alpes
Lorenza MONDADA, Université de Bâle
Sandra NOSSIK, Université de Franche-Comté
Elinor OCHS, University of California, Los Angeles
Isabelle PIEROZAK, Université de Tours
Gaëlle PLANCHENAULT, Simon Fraser University, Canada
Céline POZNIAK, Université de Paris 8
Arnaud RICHARD, Université Paul-Valéry Montpellier 3
Laurence ROSIER, Université Libre de Bruxelles
Santiago SANCHEZ MOREANO, The Open University, UK
Anne Catherine SIMON, Université catholique de Louvain
Suzie TELEP, Université de Paris
Sandra TOMC, Université Jean Monnet, Saint-Etienne
Cyril TRIMAILLE Université Grenoble-Alpes
Maude VADOT, Université Savoie Mont Blanc
Andrea VALENTINI, Université Sorbonne Nouvelle
Cécile VAN DEN AVENNE, Université Sorbonne Nouvelle
Marie VENIARD, Université de Paris
Laélia VERON, Université d’Orléans
Albin WAGENER, Université Rennes 2 / INALCO
Sylvie WHARTON, Université d’Aix-Marseille
Adam WILSON, Université de Lorraine
Sandrine ZUFFEREY, Université de Berne, Suisse