Au début est la confiance, mais peut-on s’en passer ?

Publié en novembre 2020, le livre de notre collègue philosophe Mark Hunyadi, chercheur associé à la Chaire VP-IP, propose une vraie théorie de la confiance, dans une tentative inédite visant à remettre cette notion au centre de notre relation au monde (aux objets, aux personnes, aux institutions).

Face à la disparité de ce concept aujourd’hui employé tous azimuts, il propose une théorie dite unifiée et englobante. Il utilise ensuite la notion de confiance dans la perspective d’une théorie critique de la société, pour montrer notamment ce que le numérique fait aux relations de confiance.

L’ouvrage est articulé en deux parties : la première, théorique, élabore une définition de la confiance, et la deuxième, critique, est consacrée à ce qui érode la confiance dans le monde d’aujourd’hui.

La première partie comble ainsi une étonnante mais manifeste lacune dans le champ de la théorie de la société, puisque les grands théoriciens classiques de l’ordre social, des théories du contrat jusqu’à nos jours, ne se sont pas attelés à définir rigoureusement la confiance, ni ne lui ont accordé la place centrale qu’elle mérite – bien que toutes et tous reconnaissent explicitement qu’il n’y a pas de société possible sans confiance. Dans Au début est la confiance, il est montré que la confiance est le lien élémentaire qui non seulement nous lie irréductiblement les uns aux autres, mais nous lie au monde lui-même. La confiance est relation au monde, elle est ce dans quoi nous séjournons. Ainsi par exemple, le confinement, qui a suspendu provisoirement toutes ces relations de confiance, a bien montré par la négative combien, en temps normal, celle-ci traversait l’ensemble de nos relations au monde (relations tactiles aux objets, gestes sociaux, etc.).

En effet, la confiance est ici définie, de manière originale, comme un pari sur les attentes de comportement. Ainsi, nous avons des attentes de comportement à l’égard de notre réveille-matin (choses), à l’égard de notre boulanger (personnes) comme à l’égard de la monnaie (institutions). Nous comptons sur tous ces corrélats de nos actions, ce qui veut dire qu’en agissant avec elles, nous nous attendons à ce qu’elles se comportent d’une certaine manière. Et nous parions qu’elles vont le faire, c’est pourquoi nous agissons effectivement avec elles. Tel est le noyau dur de la relation de confiance.

La deuxième partie montre que le règne du calcul auquel nous soumet le monde algorithmique tend à installer un monde de l’assurance plutôt qu’un monde de confiance. Ainsi, le règne du calcul pourrait bien entraîner des changements sociétaux et anthropologiques majeurs, qu’on trouvera analysés ici pour la première fois à travers le prisme de la confiance. C’est évidemment la partie qui intéresse le plus les travaux de la Chaire Valeurs et Politiques des Informations Personnelles. Mark Hunyadi y montre que le numérique, à l’inverse des discours qui prétendent vouloir renforcer les relations de confiance, tend au contraire à la contourner, ne visant en réalité qu’à sécuriser la relation à une offre numérique. Il s’agit donc bien davantage d’éviter d’avoir recours à la confiance, puisque, dans chacune de ses actions particulières, celle-ci apparaît toujours aux usagers comme une relation risquée. Il suffit donc qu’ils opèrent un report massif de ces confiances fragmentées vers le système numérique en général : ces relations au monde s’en trouveront sécurisées.

En conséquence, puisque le numérique devient la relation obligée avec le monde, la technique se substitue tendanciellement aux relations naturelles que nous entretenons avec lui. Ainsi, chacune de nos actions prend toujours davantage la forme d’une réponse à une offre administrée par le numérique. Nous n’explorons plus le monde, nous réagissons à une offre numérique ; c’est ainsi le système qui désormais fixe les attentes de comportement des usagers, et non plus eux qui les apprennent de leur expérience du monde. Ils répondent à ce que le système propose, ce qui donne à ce dernier le pouvoir exorbitant d’orienter l’ensemble de leurs actions dans la direction qui, ultimement, favorise ce système.

Dans cette substitution tendancielle de la technique aux relations naturelles, on ne passe plus par la case confiance, encore moins par celle du hasard. D’où la question, abyssale, qui guide les dernières réflexions critiques du livre : à quoi ressemblera donc une société qui peut se passer des relations de confiance ?

Mark Hunyadi est professeur de philosophie sociale, morale et politique à l’Université catholique de Louvain (UCL), et auteur de nombreux ouvrages, dont Tyrannie des modes de vie (BDL, 2014).

Mark Hunyadi, Au début est la confiance, Lormont, éd. du Bord de l’eau, 2020 232 p., 20€.

https://www.editionsbdl.com/produit/au-debut-est-la-confiance/

http://www.markhunyadi.be

Voir également : « La confiance est le lien social le plus élémentaire », Philosophie Magazine, 19 août 2020 https://www.philomag.com/articles/mark-hunyadi-la-confiance-est-le-lien-social-le-plus-elementaire

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