OPINION

La faim, ce crime de guerre encore jamais condamné, en Ukraine et ailleurs

Libérer le blé ukrainien en facilitant son retour sur les marchés mondiaux est un impératif urgent, au cœur de l’actualité. Mais dans le même temps, les belligérants du monde entier continuent d’utiliser la famine comme une arme, vieille comme la guerre. Les auteurs de cet article, chercheurs en droit international, estiment qu’aujourd’hui le temps est enfin venu de poursuivre l’usage tactique de la famine pour ce qu’il est : un crime de guerre.

Deux enfants yéménites sortent les derniers sacs de nourriture d'un camion, dans le cadre d'un programme alimentaire
Des Yéménites reçoivent une aide alimentaire, dans un camp de la province occidentale de Hodeida, le 29 mars 2022. La perturbation des flux d'exportation résultant de l'invasion de l'Ukraine par la Russie et des sanctions internationales fait craindre une crise alimentaire mondiale, notamment au Yémen, où la famine est aussi une arme de la guerre qui y fait rage depuis 2014. © Khaled Ziad / AFP
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C’est un paradoxe effroyable de l'Ukraine déchirée par la guerre. Des milliers d'Ukrainiens meurent de faim dans les villes assiégées par les forces russes. Et dans le même temps, les réserves de céréales du pays débordent et le gouvernement implore l'aide internationale pour l’aider à exporter les céréales ukrainiennes sur les marchés mondiaux.

Fin 2021, près de 200 millions de personnes dans le monde souffraient d'insécurité alimentaire aiguë. Ce chiffre a grimpé après l'invasion et le blocus de l'Ukraine par la Russie, un exportateur clé de céréales et d'oléagineux, qui a perturbé les marchés alimentaires mondiaux. Cette situation fait grimper les prix et grève les budgets d’aide alimentaire.

Mais la Russie n'est pas la seule à utiliser la faim comme une arme. La plupart des personnes menacées de famine aujourd'hui vivent dans des régions en proie à la guerre. Nombre d'entre elles sont délibérément affamées, ce qui équivaut à une forme de torture collective.

Historiquement, l’utilisation tactique de la famine a été exclue des poursuites pour crimes de guerre. En tant que chercheurs qui étudient le droit international, les crises humanitaires et la sécurité alimentaire, nous pensons qu'il est temps d’appréhender le caractère criminel de cette pratique.

Pas seulement une tactique de dictateurs

La famine est l'une des plus anciennes armes de guerre. Les Romains l'ont utilisée pour vaincre et détruire Carthage en 146 avant J.-C. Les tactiques ont peu changé au fil du temps. Elles consistent à détruire la nourriture, les fermes et les réserves d'eau et à isoler les populations ennemies assiégées.

Il est tentant de penser que seuls les régimes totalitaires utilisent la nourriture comme une arme. La guerre que mène aujourd'hui la Russie contre l'Ukraine fait écho à l'Holodomor, la soumission de l'Ukraine par la famine, en 1933, par le dictateur Josef Staline.

Le "Hungerplan" d'Adolf Hitler a fait mourir de faim 4,2 millions de citoyens soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1977, le Cambodgien Pol Pot a utilisé la famine de masse comme un outil de réingénierie sociale titanesque dans le cadre de son "Année zéro" visant à transformer son pays en une nation purement agraire.

Mais les démocraties ne sont pas en reste. Le Lieber Code de 1863, publié par le président Abraham Lincoln pour donner des instructions à l'armée de l'Union sur les limites des hostilités, stipule qu'il est "légal d'affamer le belligérant hostile, armé ou non", précisant que les civils en fuite peuvent être refoulés dans un lieu assiégé "afin de hâter la reddition". Le ministère américain de la Défense n'a renoncé officiellement à cette position juridique qu'en 2015. 

Ce croquis d'Alfred R. Waud, daté du 7 octobre 1864, montre des troupes de l'armée de l'Union brûlant des cultures dans la vallée de la Shenandoah, en Virginie. Le général Ulysses S. Grant a ordonné de prendre pour cible les biens civils afin de briser la volonté de combattre des Sudistes. Bibliothèque du Congrès

Et il ne s'agissait pas d'une simple doctrine de papier. Les puissances atlantiques ont utilisé la famine de masse comme une arme lors des deux guerres mondiales, en imposant de façon tactique des blocus maritimes complets.

Les États-Unis sont allés jusqu'à appeler leur effort d'encerclement de la patrie japonaise en 1945 "Operation Starvation" (littéralement « Opération famine »). La Grande-Bretagne a utilisé la même expression pour son programme de relocalisation massive de civils destiné à vaincre les communistes en Malaisie dans les années 1950.

Lorsque les Conventions de Genève, les principaux traités régissant la guerre, ont été rédigées après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont résisté avec succès aux efforts visant à interdire ces méthodes, garantissant ainsi que le fait d’affamer les civils resterait une pratique autorisée en temps de guerre pendant plusieurs décennies encore.

En 1977, la famine devient un crime de guerre

Les premières mesures significatives visant à interdire les tactiques de famine ont été prises après les famines provoquées par la guerre dans la région séparatiste du Biafra au Nigeria à la fin des années 1960 et au Bangladesh en 1972 et 1974. En 1977, les nations ont adopté deux protocoles additionnels aux Conventions de Genève, chacun d'entre eux stipulant qu’il est « interdit d’utiliser contre les civils la famine comme méthode de guerre. Ces protocoles ont été ratifiés par 174 et 169 États, respectivement.

En 1998, le statut de la Cour pénale internationale a codifié l’utilisation de la famine comme un crime de guerre dans les conflits armés internationaux. Un amendement de 2019 a étendu cette doctrine aux conflits armés non internationaux - conflits entre États et groupes armés organisés, ou entre groupes armés organisés. Outre la nourriture, la définition juridique de la famine inclut également la privation d'eau, d'abri et de soins médicaux.

Crimes de la faim

Malgré ces avancées juridiques, les crimes de la faim ont été manifestes dans les conflits récents ou actuels en Éthiopie, au Mali, au Myanmar, au Nigeria, au Sud-Soudan, en Syrie, au Yémen et maintenant en Ukraine.

Les belligérants ont attaqué des travailleurs humanitaires et des agriculteurs, volé ou abattu du bétail, et détruit ou rendues inutilisables des cultures, des terres agricoles et d'autres sources de nourriture. Les éleveurs ont été empêchés de se déplacer librement avec leur bétail, les agriculteurs de travailler sur leurs terres et les personnes affamées de chercher des baies et des herbes sauvages.

Les effets ont été dévastateurs. De 2020 à 2022, le nombre de personnes ayant un besoin urgent d'aide alimentaire dans des situations de conflit armé est passé de 99 millions à 166 millions. Cela inclut près des deux tiers de la population du Soudan du Sud, où près d'une personne sur quatre vit dans une véritable urgence humanitaire.

Un avion du Programme alimentaire mondial larguent de la nourriture aux personnes déplacées par les combats au Sud-Soudan.

La population yéménite, isolée par un blocus Saoudien et Émirien d'une part, et soumise à la confiscation de nourriture et de médicaments par les Houthis d'autre part, endure depuis des années ce qui reste aujourd’hui l'une des plus graves crises humanitaires au monde.

Dans un rapport publié en 2021, la Commission d’enquête internationale indépendante sur la Syrie, affiliée aux Nations unies, a décrit "des sièges des temps modernes dans lesquels les auteurs ont délibérément affamé la population selon des scénarios médiévaux". La commission a décrit le régime syrien imposant des "restrictions inexcusables et honteuses à l'aide humanitaire" destinée aux civils dans des villes comme Alep, Homs, Daraa et la Ghouta orientale.

Le cas le plus extrême est peut-être celui du Tigré, en Éthiopie, où le gouvernement éthiopien a assiégé la région pendant plus d'un an et demi, en fermant les banques et les commerces et en limitant l'aide humanitaire au strict minimum. Cette tactique a été utilisée parallèlement à une campagne de destruction, de pillage, de viols et de meurtres qui a anéanti l'économie d'une région de 7 millions d'habitants.

Les forces russes en Ukraine se sont engagées dans une liste toujours plus longue de tactiques de famine, assiégeant les populations prises au piège, attaquant les épiceries, les zones agricoles et les greniers, posant des mines terrestres sur les terres agricoles, empêchant les navires chargés de blé de quitter les ports ukrainiens et détruisant un terminal d'exportation de céréales clé à Mykolaiv. En outre, bien que les États-Unis et l'Union européenne aient exempté les engrais des sanctions (la Russie et la Biélorussie sont deux des plus grands producteurs mondiaux), la Russie a décidé d’empêcher les engrais d’arriver sur le marché.

Documenter ce crime en Ukraine

Conformément au statut de la Cour pénale internationale, de nombreux pays interdisent désormais dans leur code interne l’utilisation de la famine comme méthode de guerre. Certains de ces États ont ouvert des enquêtes sur les crimes de guerre présumés en Ukraine et en Syrie. Parmi ces pays figurent notamment la France, l'Allemagne, la Norvège et la Suède.

Bien que les codes pénaux de la Russie et de l'Ukraine ne fassent pas explicitement référence aux tactiques de famine, ils comprennent des dispositions en vertu desquelles de tels crimes pourraient être poursuivis. Le code pénal éthiopien inclut également le crime de guerre de famine.

Les sanctions pénales ne suffiront pas à mettre fin à la famine dans les conflits armés. Cela nécessiterait un effort qui inclut également la reconstruction, les réparations, le soutien aux communautés déplacées et une action humanitaire ciblée. Cependant, selon nous, il est temps de faire de la responsabilisation un élément central de la réponse.

À cette fin, nous exhortons les enquêteurs à se concentrer sur les tactiques de famine dans leurs efforts pour documenter les crimes de guerre en Ukraine. Dans le même temps, il est important de reconnaître que les tactiques de la Russie ne sont pas anormales. Les autorités compétentes devraient accorder une attention équivalente à l'utilisation criminelle des tactiques de famine ailleurs, notamment au Sud-Soudan, en Syrie, au Tigré et au Yémen.

Les prisonniers de guerre peuvent également porter plainte contre le gouvernement russe devant la Cour européenne des droits de l'homme (comme de nombreux individus l'ont déjà fait depuis février). Mais il sera difficile de s'assurer que la Russie se conforme à d’éventuels jugements.The Conversation


Cet article, traduit en français par Justice Info, est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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