"Nationaliser les entreprises étrangères ? La Russie se tire une balle dans le pied"
Le but des sanctions occidentales est clair : asphyxier l’économie russe afin de mettre la pression sur Vladimir Poutine. Celui-ci pourrait répliquer en nationalisant les entreprises étrangères. Une mesure crédible ?
- Publié le 16-03-2022 à 14h17
- Mis à jour le 18-03-2022 à 10h46
Gel des avoirs à l’étranger des oligarques russes, sanctions à l’encontre des banques, y compris la Banque centrale russe, entraves aux transactions financières, embargos sur certains produits ciblés… Les sanctions des Occidentaux sont une véritable "guerre économique" menée contre la Russie. Celle-ci a répliqué en décrétant des embargos aux exportations de certains produits à destination de l’Occident et en préparant la nationalisation des actifs des entreprises étrangères qui quittent le territoire russe. Le Kremlin a en effet multiplié les mesures pour éviter les fuites de capitaux et soutenir le rouble.
Sans aller jusqu'à prononcer le mot "nationalisation" , le président russe, Vladimir Poutine, s'est dit en faveur de la nomination d'administrateurs "externes" à la tête de ces entreprises "pour les transférer à ceux qui veulent les faire fonctionner" . Moscou avait déjà adopté un projet de loi visant à mettre sous tutelle les entreprises détenues à plus de 25 % par des étrangers issus de "nations hostiles ".
Deux choix s’offrent donc aux entreprises privées actives en Russie. Rester tant qu’elles le peuvent, au risque d’être exposées à de potentielles poursuites occidentales. Ou bien se retirer et s’exposer aux représailles agitées par le Kremlin.
Ikea, McDonald’s, Toyota ou encore la compagnie pétrolière Shell… Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les entreprises privées sont nombreuses à avoir choisi la première option et à suspendre leurs activités dans le pays de Vladimir Poutine.
Effet d’annonce ou menace crédible ?
Alors, cette déclaration du Kremlin est-elle un effet d'annonce ou la nationalisation des entreprises étrangères pourrait-elle être mise en application ? "C'est techniquement possible" , explique Bertrand Candelon, professeur de finance à l'UCLouvain et directeur de la recherche Louvain-Finance. "Je pense même qu'il y a de fortes chances que cela se produise."
Dans l’Histoire, des nationalisations d’entreprises étrangères ont déjà été observées. Le Venezuela a par exemple nationalisé les infrastructures pétrolières pendant la crise de 2008.
Cependant, les conséquences d'une nationalisation par la Russie ne seraient pas "significatives" pour les entreprises étrangères. "Même si cela peut avoir un coût, je ne pense pas que l'investissement direct étranger en Russie soit important." Aucune entreprise belge n'est présente dans le top 50 des entreprises étrangères réalisant le plus gros chiffre d'affaires en Russie en 2021.
Seuls les secteurs de l'énergie et de l'agroalimentaire pourraient être "réellement" touchés. Ce dernier a d'ailleurs fait valoir l'argument de la continuité alimentaire pour les citoyens russes. Ces industriels ne se contentent d'ailleurs pas d'importer leurs produits pour les vendre sur place, mais ont développé tout un appareil de production sur place, et sont moins sujets aux sanctions portant sur les importations.
La menace est donc crédible, mais elle semble plus dangereuse sur papier que dans la pratique. Le danger semble même plus important côté russe. "Si la Russie nationalise les biens, elle crée un précédent" , ajoute Bertrand Candelon. "Il faudra énormément de temps avant que les investisseurs étrangers ne veuillent revenir. Les investisseurs ont peur de l'incertitude."
Risque de faire fuir les investisseurs
Nationaliser des biens de production ou des investissements n'est donc pas une décision à prendre à la légère. Le jour où la Russie souhaitera faire revenir les investisseurs étrangers, ceux-ci demanderont probablement une prime de risque très élevée. "La Russie se tire une balle dans le pied si elle nationalise les entreprises étrangères."
Imaginons que l'enseigne Ikea ou McDonald's en Russie devienne donc russe, le mystère demeurerait également sur la manière d'assurer la logistique et la chaîne d'approvisionnement. "Ce sera impossible" , précise l'économiste. "En réalité, ce sera une captation du magasin, mais le pays ne pourra pas poursuivre les activités comme avant."
Sans compter l'impossibilité de se fournir dans les maisons mères, de s'approvisionner chez les fournisseurs attitrés, d'utiliser des procédés protégés par le droit intellectuel ou même d'assurer un service après-vente. Un autre problème qui pourrait apparaître est celui des droits d'auteur. "La Russie ne pourra pas vendre les iPhone qui restent sur son sol sans faire face à des sanctions. Elle ne pourra pas non plus utiliser les noms des enseignes."
Le coût de la main-d’œuvre
Si la reprise des secteurs du retail ou de l'Horeca semble être compromise, d'autres secteurs comme l'industrie lourde ou la chimie (souvent plus propice à une nationalisation) pourraient-ils poser moins de problèmes ? Pour Bertrand Candelon, une fois encore, cela semble compromis. "Nous sommes dans un monde trop globalisé , poursuit-il. Cela me semble impossible que la Russie ait la possibilité de pallier un problème d'approvisionnement pour continuer à assurer les activités des entreprises qu'elle reprendrait."
Enfin, une nationalisation nécessite de la main-d’œuvre afin de poursuivre les activités des entreprises. Avec l’arsenal de sanctions occidentales qui fragilisent l’économie du Kremlin, il semble peu probable que la Russie soit en mesure d’assumer le coût de cette main-d’œuvre.
Même si l’effet de ces mesures, ajouté à celui du départ de nombreuses entreprises privées, est aujourd’hui encore très difficile à chiffrer. L’agence S&P Global a anticipé ces derniers jours une contraction de 6,2 % du PIB pour 2022, mais le choc pourrait être encore plus important.