"Un euro investi dans le rail" génère-t-il vraiment trois euros en retour pour l’économie belge ?
Georges Gilkinet affirme qu’un euro investi dans le rail en rapporte trois à l’économie. Selon le Bureau du Plan, ce chiffre est nettement surestimé.
- Publié le 20-10-2021 à 15h19
- Mis à jour le 28-10-2021 à 15h27
Au lendemain de la conclusion de l'accord budgétaire prévoyant notamment un investissement de 250 millions d'euros dans les chemins de fer au cours des deux prochaines années, Gilles Vanden Burre, Chef de groupe Ecolo au Parlement Fédéral, affirmait sur LN24 qu'"un euro investi dans le rail en rapporte trois euros à notre économie".
Cet argument ne date pas d'hier. Il a été également avancé à plusieurs reprises par le ministre de la Mobilité Georges Gilkinet (Ecolo) - en février et en septembre derniers - pour illustrer l'importance et l'intérêt d'investir dans le secteur. Mais en réalité, le retour sur investissement semble bien plus faible.
D’où vient ce ratio ?
Le ratio de trois euros récoltés pour un euro investi trouve sa source dans une étude commandée à Deloitte par Infrabel “dans le contexte de la négociation du contrat de performance d’Infrabel avec l’État belge” et publiée en octobre 2020, nous précise un expert ferroviaire.
Nous avons pu consulter ce document. Son évaluation repose sur une matrice économique utilisée par le Bureau Fédéral du Plan (BFP) dite de “l’entrée/sortie”, qui permet de mesurer l’impact d’un investissement dans un secteur d’activité particulier sur le reste de l’économie, en terme d’emplois et de richesse créée ou engendrée.
Deloitte s’est basé sur les calculs du BFP et indique effectivement dans son étude que “chaque euro de dotation alloué par le gouvernement fédéral à Infrabel génère un impact brut total de 2,83 euros sur le PIB de la Belgique”.
Un coefficient trop large et incomplet
Le chiffre avancé par Georges Gilkinet et Gilles Van Den Burre semble donc correct. Mais il se heurte à deux limites notables. L’étude de Deloitte ne concerne qu’Infrabel et non la SNCB. En faire une référence pour parler “du rail” paraît exagéré, sachant que les 250 millions prévus dans le budget fédéral sont ventilés entre la SNCB et Infrabel.
Plus fondamentalement, cette estimation du Bureau du Plan tient compte de “la construction de routes et des voies ferrées”. Il n’existe pas, à l’heure actuelle, un indicateur “désagrégé des routes” qui mesurerait seulement l’impact sur l’économie de la construction des chemins de fer souligne le conseiller en communication du BFP, Rik Vanhauteghem. Deloitte précise avoir utilisé ces données en guise de “proxy” (c’est-à-dire une approximation). Mais, pour le professeur en économie des transports Bart Jourquin de l’UCLouvain, le retour sur investissement généré par le rail (appelé techniquement “multiplicateur) n’est pas forcément aussi élevé que celui généré par la construction et l’entretien des routes.
La raison ? La plus forte dépendance des chemins de fer aux importations, qu’il s’agisse des rails, des composants électroniques ou de la main-d’œuvre. “Plus vous achetez à l’extérieur, plus le multiplicateur est faible” explique un expert ferroviaire souhaitant conserver l’anonymat. “La construction de voies ferrées doit donc être la portion congrue de cette évaluation”.
Le vrai chiffre : un retour de 0,8 euro ?
“Le BFP a réalisé en 2013 une étude input-output du plan d’investissement 2013-2025 du groupe SNCB (Infrabel et SNCB) qui a conclu qu’un euro d’investissement créerait […] grosso modo 0,8 euro maximum de valeur ajoutée en Belgique” ajoute Rik Vanhauteghem du BFP.
Le Bureau Fédéral au Plan a donc souhaité réagir au rapport de Deloitte dans lequel il est cité. “Le BFP n’a été consulté à aucun stade de l’étude de Deloitte et se distancie de l’analyse entrées-sorties développée sur la base des multiplicateurs. […] Nous ne pouvons que conclure que l’ensemble du processus de calcul input-output de Deloitte est erroné” indique Rik Vanhauteghem.
Il faudrait tenir compte des bénéfices sociétaux
Certains experts, dont le professeur à KU Leuven Stefaan Proost, soutiennent toutefois que l’étude de Deloitte ignore certains effets bénéfiques du rail pour la société tels que “les gains de temps, la diminution de la pollution ou la hausse de la sécurité routière”.
Sortir la question coût/bénéfice d’une vision purement monétaire pour explorer les impacts sociaux et environnementaux d’un investissement semble pertinent. Selon Bart Jourquin, intégrer ces bénéfices pourrait venir “contrebalancer la surestimation du multiplicateur d’un investissement dans le rail sur l’économie belge”. Autrement dit, le chemin de fer créerait plus de gains pour la société que d’autres types de transport, comme les camions ou les avions.
La question du financement du rail
Si le rail constitue bien une priorité politique, l’étude de Deloitte pointe, enfin, un élément interpellant : depuis 2015, les dotations d’investissement et d’exploitation du rail ont globalement diminué de 20 %. Une “réalité malheureuse” reconnue par le directeur de communication de Georges Gilkinet, Benoît Ramacker, selon qui “il n’est pas trop tard, mais il est plus que temps d’agir”.
Au total, 250 millions d’euros ont été débloqués pour le rail dans le budget 2022. Un montant bien faible au regard des conclusions de Deloitte, qui estimait en 2019 le niveau de dotations annuelles recommandé pour maintenir le réseau ferroviaire par Infrabel, au double de celui annoncé par le gouvernement fédéral la semaine passée.
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