Ce 15 novembre, nous serons 8 milliards d’êtres humains sur Terre. Faut-il paniquer ?
Les projections de l’Onu prévoient que la Terre atteindra les 8 milliards d’habitants ce 15 novembre. Nous serons près de 10 milliards en 2050. Déjà échauffée par le dérèglement climatique, notre planète peut-elle résister à l’impact de cette croissance démographique ?
- Publié le 14-11-2022 à 12h57
La population mondiale devrait atteindre le seuil des 8 milliards ce 15 novembre 2022, selon l’Onu. Les dernières projections des Nations Unies suggèrent qu’ensuite la population mondiale pourrait atteindre environ 8,5 milliards en 2030, 9,7 milliards en 2050 et 10,4 milliards en 2100. Il y a 70 ans, en 1952, elle était de 2,6 milliards et dans 70 ans, en 2092, elle aura donc encore augmenté de 2,4 milliards par rapport aux chiffres actuels. De quoi paniquer, en pleine Cop 27 ?
Assiste-t-on à une "bombe démographique" ?
"Nous avons été élevés dans cette crainte de la surpopulation, admet le démographe Bruno Masquelier (UCLouvain). Mais il s’avère que cette crainte est relativement infondée, pour deux raisons : d’abord, la croissance de la population se ralentit, mais ce n’est pas suffisamment connu. On continue donc à penser à cette explosion démographique, mais en réalité les projections démographiques nous donnent à voir un taux de croissance qui ralentit depuis très longtemps. Le pic de la croissance démographique mondiale date des années 60 ! Depuis plusieurs décennies, la démographie croît donc à un rythme moins rapide et ce rythme va même atteindre zéro dans quelques décennies." Les Nations Unies prévoient en effet que la croissance de la population mondiale sera nulle autour de 2085. La population plafonnera donc autour de 10 milliards et demi à cette date puis devrait entamer une longue décroissance.
L’impact environnemental n’est-il qu’une question de nombre ?
Cependant, on continue à rajouter des habitants sur cette planète : "sur une année, en 2022, on a rajouté 67 millions de personnes. Cela reste une croissance importante… Il y a donc énormément d’enjeux pour arriver à faire tenir cette petite planète qui craque déjà de toutes parts, dans les 60 prochaines années…", avertit Bruno Masquelier.
Ces derniers temps, plusieurs associations comme One baby en Belgique demandent, en cette Cop 27, de "bloquer la croissance démographique" pour "freiner le réchauffement climatique". Pour Démographie responsable en France, "tout enfant qui naît aujourd'hui fait partie du problème" en raison de la pression exercée par la croissance démographique sur les ressources naturelles, affirmant ainsi heurter un "tabou" et le "mythe populationniste qui dit que, plus on est nombreux, mieux c'est".
"(Dans la lutte climatique), les gens ont parfois l’impression que la démographie est un tabou et qu’on ne veut pas en parler, mais dans les rapports du Giec, c’est traité !, indique le politologue François Gemenne (ULiège), co-auteur des rapports du Groupe d’experts de l’Onu sur le climat. Mais effectivement, on en parle assez peu, non pas parce qu’on se l’interdit, mais parce que c’est un non-sujet ! En fait, ce qui compte, c’est l’empreinte carbone par habitant et il n’y a pas de corrélation directe entre la taille de la population d’un pays et le niveau de ses émissions…"
En effet, pour les démographes, l’impact environnemental n’est pas qu’une question de nombre, mais le produit de trois facteurs : la population, la richesse par habitant et la technologie. "Si on augmente la population, on peut compenser cette croissance démographique par une réduction de notre volume économique (de notre richesse qui s’exprime par le PIB par habitant) et par des innovations technologiques, détaille Bruno Masquelier, démographe spécialiste de l’environnement. Ou à l’inverse, même si la population commence à décroître, si on continue à vivre dans un monde en croissance économique, l’effet positif de ce ralentissement de la croissance démographique peut être plus que compensé par une croissance économique." Face à la question "de la survie de la planète", ce constat "permet de remettre le focus sur d’autres facteurs que la démographie, par exemple sur la question de l’économie (peut-on continuer à croire au mythe de la croissance économique infinie dans un monde de ressources finies) et sur l’importance de la technologie (comment l’oriente-t-on, sert-elle vraiment à la décarbonisation de notre société, etc)".
Est-on trop nombreux sur Terre ?
Tout d’abord, il y a assez d’espace et à manger pour tout le monde, assure la démographe de la VUB Soumaya Majdoub, autrice de Consumeren als konijnen. "Depuis que les données sur la production alimentaire ont commencé à être collectées à l’échelle mondiale à la fin des années 1940, elle a constamment augmenté de 1 % de plus que la population. Et si on voulait héberger la population totale dans une seule ville aussi dense que New York, l’État du Texas serait suffisant." Aujourd’hui, un peu moins de 60 % de la population vit dans les villes et ce taux d’urbanisation pourrait approcher 70 % en 2050.
Bruno Masquelier, pour sa part, "ne cesse de répéter que la question "est-on trop nombreux sur Terre" n’est pas la bonne question. La bonne question est : "mon mode de vie est-il généralisable à 8 milliards d’habitants" ? La question du "trop nombreux" est en fait très chargée politiquement car notre croissance à nous, dans les pays occidentaux, est quasiment terminée. Donc on a tendance à reporter le problème et à dire : 'la planète va mal, c’est en partie dû à la croissance de la population qui se fait ailleurs'."
En effet, selon les dernières projections de l’Onu, les pays d’Afrique subsaharienne devraient continuer de croître jusqu’en 2100 et contribuer à plus de la moitié de l’augmentation de la population mondiale prévue jusqu’en 2050. Alors que l’Europe et l’Amérique du Nord mais aussi l’Amérique latine et quasi toute l’Asie devraient atteindre leur taille maximale et commencer à baisser avant 2100.
"Si on se pose la question de la généralisation du mode de vie, on replace la question en Belgique, reprend Bruno Masquelier. Et là, on voit bien que la réponse est négative : si l’on examine l’indice très utilisé de l’empreinte écologique, en généralisant le mode de vie belge moyen à l’ensemble des Terriens, quatre planètes seraient nécessaires. C’est impossible ! Cela ne veut pas dire qu’on doit modifier notre mode de vie pour le rendre comparable à des pays en extrême pauvreté et donc doté d’une empreinte écologique très faible. Mais cela signifie qu’en Belgique, on a un impact qui n’est pas du tout connecté au nombre de Belges mais bien plus lié à notre mode de vie."
Quelle corrélation entre les émissions de GES et la croissance démographique ?
Depuis 1999, les émissions de gaz à effet de serre ont crû de 40 % au niveau mondial. La population a elle augmenté de 30 % (nous étions alors 6 milliards) et le revenu par habitant, de 55 %. "Il y a eu une croissance importante des émissions de CO2 mais il n’y a qu’une faible corrélation entre la croissance démographique et la croissance des émissions. Celle-ci est surtout portée par l’accroissement du revenu et l’impact a heureusement été réduit par les évolutions favorables de la technologie", souligne Bruno Masquelier. Au cours des trente dernières années, les pays à bas revenu ou revenu moyen inférieur (soit moins de $4 000 par habitant par an) n'ont émis que 14% du total des émissions de CO2 mondiales, tandis que 64% des naissances mondiales ont eu lieu dans ces pays. Le contraste est énorme avec les pays à haut revenu (plus de $13 000, dont la Belgique): 47% des émissions de CO2 totales depuis 1990, contre seulement 10% des naissances mondiales.
Pour Soumaya Majdoub, la croissance démographique n’est responsable que de moins d’un tiers de l’augmentation de la consommation, et donc de l’impact sur le climat et l’usage des ressources. Dans ce cadre, un des enjeux est le régime alimentaire adopté, indique François Gemenne. L’agriculture est responsable d’environ un quart des émissions des gaz à effet de serre, dont la moitié liée au bétail. "Le bétail ruminant croît en fait beaucoup plus vite que la population mondiale, car notre régime alimentaire est en train de devenir de plus en plus carné, renchérit Bruno Masquelier. Que se passe-t-il quand on est de plus en plus nombreux à consommer de la viande ? Il y a une série d’effets environnementaux (émissions, déforestation…) et sur la santé."
Faut-il craindre la croissance démographique africaine ?
Comment assurer une vie digne à tous, en minimisant l’impact sur la planète de chacun est une question centrale, estime François Gemenne : "malheureusement, dans l’état actuel des choses, plus un pays se développe, plus l’empreinte carbone de chacun de ses habitants augmente, mais d’autre part le nombre d’habitants se réduit aussi car il y a une forte corrélation entre développement et réduction de la natalité. Quel sera alors l’équilibre ? Une autre question, c’est que va-t-il se passer dans des pays encore très pauvres aujourd’hui où il y a encore des besoins énormes, en alimentation, en énergie… Quel type de modèle vont-ils choisir ? Aujourd’hui des pays sont dans un tel état de pauvreté que pour en sortir et garantir aux gens une alimentation durable, ils devront augmenter leurs émissions de GES. Nous n’avons aucun droit de leur dire comment ils devraient se développer. Mais il y a une vraie urgence à travailler (investissements, transferts de technologie…) avec les pays qui aujourd’hui ne sont pas de gros émetteurs pour qu’ils ne le deviennent pas demain, et qu’ils puissent choisir une trajectoire de développement décarbonée, plus intéressante économiquement que la carbonée. Va-t-on mobiliser suffisamment de fonds pour les aider et leur permettre de tenir leurs engagements climatiques ? C’est tout l’enjeu des négociations de la Cop 27."
"On ne doit pas avoir peur de la croissance démographique de l’Afrique, assure de son côté Bruno Masquelier. L’Afrique représente actuellement 18 % de la population mondiale et 4 % des émissions de CO2. On va avoir une forte croissance démographique en Afrique d’ici 2050 mais leurs émissions CO2 représentent une part minime alors que l’ensemble des émissions de CO2 sont concentrées ailleurs. Même si l'Afrique voyait sa croissance économique doubler et ses émissions de CO2 se multiplier par deux (comme certaines projections le prévoient pour 2050, mais elles varient beaucoup entre elles, NdlR), je ne vois pas comment cela pourrait jouer sur l’enjeu qui est: comment assurer une planète viable d’ici à 2030, 2040, 2050. Dans le monde, 10 % des ménages les plus riches émettent à peu près 50 % de l’ensemble des émissions de CO2 et la moitié la plus pauvre de l’humanité émet 12 % des émissions totales. On ne doit pas perdre trop de temps à se poser la question de l'impact environnemental de l’Afrique en 2030, 2040 ou 2050 ! La transition écologique, ça doit être ici et maintenant."
Les Occidentaux doivent-ils faire moins d'enfants pour sauver le climat?
"Ceux qui ne veulent plus d’enfants parce qu’ils veulent sauver le climat ont des objectifs nobles mais cela part d’une mauvaise compréhension de la réalité, assure Soumaya Majdoub. La consommation, ou plutôt la surconsommation, et le mode de vie du toujours plus, toujours plus grand, sont à la base de la discordance entre l’homme et la nature. Nous ne sommes pas trop nombreux, nous consommons trop." Une étude publiée en 2017 par deux spécialistes nord-américains du changement climatique avait conclu qu'avoir "un enfant de moins" était beaucoup plus efficace en terme de bilan carbone que de renoncer à la voiture, aux voyages en avion ou à la consommation de viande. Comme Soumaya Majdoub qui qualifie le mode de calcul de "totalement à côté de la plaque", d'autres scientifiques ont contesté ces résultats, notamment au motif que les auteurs avaient considéré que les générations futures auraient forcément un niveau de consommation aussi néfaste pour l'environnement que leurs aînés.
Au final, la démographie est-elle un bon levier pour influer sur le climat ?
Si on veut sauver le climat, le facteur démographique n’est pas intéressant, concluent les chercheurs. "Tout d’abord, comme on l’a vu, la croissance démographique joue très peu sur les émissions et l’empreinte carbone. Ensuite, la croissance à venir est en grande partie inévitable car elle est liée à la jeunesse de la population", souligne Bruno Masquelier. En effet, selon les projections de l’Onu, si un tiers de la croissance à venir dépend bien d’une fécondité qui reste au-dessus du seuil de remplacement des générations de 2,1 enfants par femme (actuellement, c'est 2,3 : 14 % des femmes dans le monde évoquent d’ailleurs un besoin de planification familiale non satisfait), deux tiers de la croissance à venir d’ici 2050 sont simplement liés au fait que la planète héberge actuellement beaucoup de jeunes enfants. Ces enfants vont devenir parents à leur tour et même si la fécondité baisse, cette structure d’âge particulière va de toute façon générer une croissance. "Enfin, parce que l’évolution de la fécondité va dans le bon sens et on qu'on va aller vers une stabilisation de la population mondiale d’ici à 2080. Mais 2080, c’est trop tard. On ne peut pas attendre cette stabilisation. Donc le volant démographique est tellement étroit et il y a une telle inertie dans le système que ce n’est pas là-dessus qu’on peut jouer. Cela me semble plus facile mais politiquement beaucoup plus ambitieux de réformer nos systèmes économiques et de mettre la technologie au service de nos objectifs climatiques notamment, que d’espérer que les choses s’améliorent à l’échelle de la population. En fait, les vraies questions sont : comment faire pour réviser notre modèle économique et réduire les inégalités importantes, que doit-on faire pour organiser cette transition et énergétique que tout le monde appelle de ses vœux ?"