CITOYENNETÉ. En Arabie Saoudite, le robot Sophia, conçu par Hanson Robotics, s'est vu accorder la nationalité saoudienne."Je suis très honorée de recevoir cette distinction unique", a déclaré le robot conçu pour ressembler à Audrey Hepburn sur scène, à l'occasion du sommet Future Investment Initiative, qui se tenait à Riyad. Un robot citoyen, de surcroît féminin, qui apparaît tête nue en public et n'est donc pas assujetti au port du voile comme les "vraies" femmes. Une première historique... et aussi, peut-être, un effet d'annonce dangereux ? Le point avec Laurence Devillers, professeure à Paris-Sorbonne Paris IV, chercheuse au laboratoire LIMSI-CNRS et auteure de l'ouvrage "Des robots et des hommes" (Plon).
"It is historical to be the first robot in the world to be recognized with citizenship." Please welcome the newest Saudi: Sophia. #FII2017 pic.twitter.com/bsv5LmKwlf
— CIC Saudi Arabia (@CICSaudi) 25 octobre 2017
Des intelligences artificielles encore loin d'égaler l'homme
"C'est une façon, pour le prince héritier Mohammed bin Salman, âgé de 31 ans, de montrer son désir de moderniser le pays", estime Laurence Devillers. Mais pour ce qui a trait à Sophia, "l'effet d'annonce est déplacé. C'est du bluff, il faut arrêter de fantasmer sur l'intelligence artificielle !" Car Sophia, malgré sa voix et ses expressions réalistes, n'a aucune conscience de ce qu'elle raconte. Même lorsqu'elle annonce très calmement envisager détruire l'humanité (mars 2015, à l'occasion du festival SXSW). "Les robots humanoïdes de ce type, même lorsqu'ils apprennent de leurs interactions avec l'homme, ne restent qu'une simulation très réduite de ce qu'est l'intelligence humaine, poursuit la spécialiste en intelligence artificielle (IA). Mais s'ils savent imiter et apprendre des suites de mots "en surface", leur capacité à percevoir la sémantique du langage naturel est faible. Les intelligences artificielles et humaines ne sont pas du tout les mêmes intelligences : une IA est incapable d'intuition."
EMPATHIE. Mais alors, d'où viennent les réactions émotionnelles très fortes que nous inspirent les robots humanoïdes ? "Il y a effectivement un phénomène d'anthropomorphisation du robot, poursuit Laurence Devillers. Face à un robot qui 'buggait' et s'écrasait tout seul au sol, incapable de se relever, j'ai entendu des gens me dire que la machine leur rappelait leur jeune bambin apprenant à marcher !" Un concept formalisé par le roboticien japonais Masahiro Mori dès 1970 sous le nom de "vallée dérangeante", ou encore "vallée de l'étrange", et qui se présente comme suit : plus un robot nous ressemble, plus il nous semblera sympathique... jusqu'à ce que soudainement, les infimes différences nous paraissent monstrueuses. Un phénomène dont tirent d'ailleurs parti les films de science-fiction et d'horreur lorsqu'il s'agit de concevoir diverses créatures...
"Pour être citoyen, il faut avoir un rôle utile à jouer dans la cité"
Le problème, juge Laurence Devillers, réside en "l'asymétrie totale entre l'aspect humain du robot, et ses capacités cognitives limitées. C'est un leurre, une simple façade exprimant des comportements d'interaction à qui l'on prête une intériorité qu'il n'a pas ! Et ce faisant, on dévalue le statut de citoyen..." C'est aussi une question qui interpelle sur la définition de la citoyenneté, "qui implique un rôle actif à jouer dans la cité. Avant de parler de droits des machines, on devrait se poser la question de leur utilité pour l'humain, ce qui implique d'éduquer les gens aux enjeux de l'IA", indique la chercheuse, qui s'inquiète plutôt des peurs irrationnelles que l'annonce pourrait provoquer.
ÉTHIQUE. La professeure rappelle aussi qu'on ne sait aujourd'hui toujours pas donner "conscience" aux machines. "C'est ce sur quoi nous, chercheurs, travaillons aujourd'hui, et la question est loin d'être tranchée." Une façon de rappeler aux industriels, dont Hanson Robotics, qu'il semble peu probable pour eux de doubler un état de l'art encore balbutiant de la recherche... et ce même si les produits développés pourront atteindre un réalisme fou. "Dans le rapport d'éthique que nous avons remis à la Commission de réflexion sur l'éthique de la Recherche en sciences et technologies du Numérique d'Allistene (CERNA) en 2016, nous avons insisté sur le besoin de règles pour encadrer la robotique, comme par exemple le fait que les robots ne doivent pas trop ressembler à l'humain". Un avertissement qui retentit d'autant plus fort, que le développement des premiers robots sexuels se précise...
Discours du robot Sophia à Riyad